Chapitre 45

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« L'Homme est fou.

Il adore un Dieu invisible et détruit une nature visible,

inconscient que la Nature qu'il détruit est le Dieu qu'il vénère. »

-Hubert Reeves


Adonie balaya une sensation de vertige à peine eut-elle posée les pieds sur le sol terrestre. Il lui semblait qu'il y avait des siècles qu'elle n'avait plus quitté le refuge des anges... ou celui des démons. Plus encore qu'à l'accoutumé, elle reconnaissait à peine le monde que ses pairs avaient créé il y avait de cela des millénaires. Les cataclysmes étaient sur le point de détruire toute vie sur cette Terre et le déséquilibre des deux forces opposées menaçaient directement celui de cette planète. L'ange déglutit. Il n'y avait pas un seul instant à perdre.

Elle avança, luttant contre la puissance inouïe des vents déchaînés. Elle contemplait, même dans cet endroit si peu peuplé et presque préservé de la main de l'Homme, les tuiles arrachées, les maisons éventrés par les chutes d'arbres, les troncs déracinés qui pendaient lamentablement au sol. Des cadavres par milliers, des cadavres d'une vie animale, végétale et humaine à l'agonie.

Une brève pensée la traversa, alors qu'elle poursuivait sans se laisser le moindre répit, s'approchant de l'endroit où les tempêtes paraissaient se conjuguer. Si loin des plus grands pôles de civilisation humaine, son empreinte demeurait, indélébile. Quelques détritus jonchaient le sol au milieu des dégâts causés par les catastrophes naturelles. Et si l'humanité avait détruit volontairement ce qu'on avait créé pour eux ? Elle n'ignorait pas les conséquences de la vie humaine sur cette planète, ni même la déchéance qui attendait les mortels s'ils ne se décidaient pas à enfin ouvrir les yeux. Et si ces phénomènes violents n'étaient pas seulement le fruit du déséquilibre amorcé par les anges et les démons ? Et si l'Homme avait sa part de responsabilité après avoir épuisé les ressources énergétiques, toutes les ressources que lui offrait la Terre, après avoir exterminé des millions d'espèces vivantes ? Cette révélation pleine de lucidité la saisit. Et si ces innocents étaient aussi coupables qu'eux de ce qui se produisait ? Adonie se promit que, si elle en réchappait, elle cesserait de fuir et garderait un œil sur ces êtres profondément imparfaits. Elle les empêcherait de reproduire leurs erreurs passées, quitte à trahir leur présence. Cette planète en valait bien le sacrifice.

Pour l'heure, Adonie n'avait que faire de révéler aux yeux de tous sa véritable nature. Ses ailes largement déployés dans son dos, elle avisait la noirceur qui semblait former un nœud dans le ciel. Un point de départ, un point culminant, qui voyait naître ces vents violents. Pourquoi ici ? Probablement parce qu'en ces lieux se trouvaient la signature de ces deux espèces, anges et démons. Toute cette énergie avait saturé trop longtemps la Terre et, naturellement, la puissance destructrice qui s'apprêtait à engloutir la planète se concentrait en ces lieux. Cependant, l'ange n'était pas dupe, ce n'était probablement pas l'unique centre. Le globe tout entier était ravagé par le déséquilibre de cette guerre sordide, par le déséquilibre des mondes.

Mâchoire serrée, Adonie s'arrêta à l'endroit où ses jambes ne la portaient plus. Elle peinait à demeurer stable, les pieds pourtant fermement enfoncés dans le sol vidé de sa substance. Là où de la verdure poussait en abondance quelques heures auparavant demeurait une poussière étouffante que la vie avait désertée. Elle s'apprêtait à se projeter, à pousser de toutes ses forces sur ses cuisses pour s'envoler et défier la force des éléments combinés lorsqu'une voix la héla, à moitié perdue par les vents :

— Hé, toi ! Tu ne comptes quand même pas t'attaquer à ce monstre toute seule ?

D'abord, l'ange crut à un trouble-fête qui, non content de mourir dans la peur comme ses semblables, s'amusait à jouer aux plus courageux en affrontant la rudesse de la nature déchaînée. Il n'en était rien. Jeanne avançait vers elle, à peine retardée par le vent qui soufflait dans sa direction. Ses paupières fripées l'observaient, mi-closes pour supporter les gifles douloureuses de chaque bourrasque. Adonie la considéra, non sans surprise.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant