Chapitre 42

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 « On ne peut pas être ange sans avoir été démon »


Asmodel croisa le regard de celle qu'il avait désignée comme coupable quelques heures plus tôt et qui avait désormais tout le loisir de l'achever. Des gouttes de sang dévalaient le long de sa bouche jusque dans sa barbe blanche et un râle lui échappa. Le destin possédait un humour bien particulier.

— Tu es venue... aider ton géniteur à... accomplir ce pour quoi il est... venu.

Chesna s'agenouilla aux côtés de l'ange. Pendant tout le procès, il n'avait pas prêté attention à sa vieillesse, peut-être parce que celle-ci n'apparaissait pas aussi clairement qu'en cet instant. Le poids des années s'affaissait sur les épaules et sur les traits d'Asmodel qui ruminait sa souffrance. Une lance ennemie avait vraisemblablement transpercé le tissu et lacéré la peau, la trace était nette sous celles de sang. Il s'affaiblissait de seconde en seconde et si la démone aurait pu le laisser s'en aller ainsi, sans lui accorder plus d'un regard et par souci de rancune, elle fit preuve d'une humanité qui faisait défaut à son père. Une fois encore.

— Non.

Asmodel, même à l'article de la mort, vulnérable comme il ne l'avait jamais été, eut pour la démone un regard fier. Un regard qui la mettait au défi de lui mentir et le charisme dont il était doté atteignit Chesna de plein fouet. L'ange possédait le pouvoir d'ébranler la conviction de n'importe quel homme et il savait en jouer. La démone se savait en position de force, mais Asmodel était encore de taille à dominer leur échange. D'une voix âpre, Chesna exposa :

— Je ne suis pas venu vous tuer juste pour me venger du procès injuste que vous avez fomenté. J'aurais toutes les raisons de le faire, mais je ne vais pas me rabaisser à vos... querelles.

Asmodel pâlit et son interlocutrice ne sut estimer si l'injure ou le sang qui quittait abondamment son corps en était la cause. L'humiliation de mourir sous les yeux de la fille de son plus grand ennemi était suffisamment cuisante pour que l'impertinente ne pousse pas le vice plus loin. Il articula, après avoir inspiré une profonde bouffée d'air :

— Pourquoi te ranges-tu dans notre camp ? Nous n'avons... jamais rien fait pour le mériter et... et tu es la fille de Satan.

— Vous m'avez jugé comme telle. Je ne savais pas qu'il était mon père, je l'ai ignoré pendant vingt-cinq ans de ma vie. Vous pensiez vraiment que quelques jours suffiraient à me changer ? Je suis la même, la même que l'un des vôtres a élevé comme une humaine. Mon corps est peut-être celui d'un démon, celui de la fille de Satan, mais mon esprit est humain, il l'a toujours été ! Mon corps l'était aussi. Vous n'êtes pas allés plus loin que les apparences !

— Cette guerre l'exige ! Tu es trop... trop naïve pour le comprendre. Vingt ans ! Vingt-cinq, peut-être ! Qu'importe, c'est tellement... dérisoire. Je suis vieux de... de plusieurs millénaires.

— Et vous n'avez pas changé, votre pensée est restée la même alors que le monde a évolué. Aujourd'hui, la Terre est en train de disparaître à cause de votre aveuglement !

Elle martelait chaque parole avec une force qu'elle ne se connaissait pas, sa résolution nouvelle lui conférait la hargne nécessaire à argumenter, à prendre position là où elle se serait contentée d'acquiescer quelques heures plus tôt. Asmodel s'affaiblissait, elle le lisait dans ses prunelles délavées, plus ternes encore que les yeux de Jeanne. Il paraissait presque humain, terré dans la douleur, dans une souffrance universelle. Les immortels se gaussaient des humains, mais ils étaient identiques lorsqu'ils s'agissaient d'endurer une quelconque souffranc.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant