Chapitre 30

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 « L'Enfer, c'est les autres. »

–Sartre


L'attente n'avait plus été bien longue.

Le ciel s'était agité sous l'affluence de nuages au ras de l'horizon. Il en devint presque entièrement noir, comme si le soleil s'était octroyé, des heures avant le crépuscule, un repos bien mérité. Les habitants du village voisin s'épouvantaient déjà devant ce mauvais présage dont ils ignoraient tout. Certains s'étaient attardés sur le seuil de leur logement pour admirer ce phénomène inexplicable. Seule Jeanne, assise dans la salle à manger du petit Télio, afin de l'aider rêveusement à accomplir son devoir de jeune écolier, savait ce que préparaient ces nuages sombres et gonflés de colère.

Cyriel avait hésité à demeurer dans la maison, les murs les protégeaient à peine des potentielles attaques ennemies et la porte en bois avait résisté deux décennies, mais ne tiendrait pas une minute face à l'offensive de ses congénères. Oghnyann avait écarté le moindre doute avec l'absence de tact que son vis-à-vis lui connaissait : ce n'était pas ce taudis qui arrêterait les sbires de Satan.

Lorsque la tension de l'extérieur avait atteint son paroxysme, les deux hommes s'étaient résolus à quitter la quiétude de la modeste bâtisse. L'ange avait pris part bien des combats, mais aucun n'avait attisé autant l'angoisse en son sein. Il craignait le pire et ne pouvait fuir l'évidence. Il y avait de grandes chances pour qu'ils n'en réchappent pas. Oghnyann, quant à lui, conservait un silence buté et un faciès entièrement neutre. Sa dignité ne souffrirait pas la moindre humiliation et il ne montrait rien de la peur qui le rongeait. Le Diable pourrait bien lui faire subir les pires tortures, celles que son fidèle serviteur avait lui-même exercées sur d'autres, il ne ploierait pas. Le vent lui fouettait le visage et il admirait la férocité des éléments qui se déchaîneraient bientôt. Aux bourrasques se mêlerait la folie démoniaque et aux signes qui se présentaient, Oghnyann était capable de deviner les prémices d'un rude combat.

Le temps s'égrenait. L'éternité semblait être à portée de main. Une si éphémère éternité... Les ailes immenses de Cyriel, sa fierté d'ange, étaient déployées dans son dos et le Chasseur était prêt au combat, armé des roches organiques que son corps produisait, aussi tranchantes que des rasoirs.

Le démon eut une œillade pour l'homme qui allait combattre à ses côtés et réalisa à peine que la situation avait été toute différente il y avait à peine quelques jours. Ils étaient désormais sur le point de sacrifier leurs vies côte à côte, comme des frères. Comme bien plus que cela.

— Au cas où nous nous en sortions pas... commença Cyriel, sans oser affronter son regard.

Pas de grands discours larmoyants ! le prévint Oghnyann, un sourire feint dessiné au creux de ses lèvres.

— J'aurais aimé te connaître avant, poursuivit Cyriel, sourd aux provocations de son interlocuteur. Si on s'en sort...

Ne fais pas de promesses inutiles ! Tu auras tout le temps de me prouver ce que tu veux si on sort nos os de là ! Et moi, j'aurais aussi deux-trois trucs à t'avouer.

Stupidement pendu à ses lèvres, l'ange attendait qu'il poursuive, qu'il s'explique, mais rien ne vint jamais et Cyriel eut envie de se détourner brusquement. Juste pour laisser la lourdeur qui pesait sur son cœur s'effacer en paix. Le démon se confortait dans ce silence éloquent, sur ce que ses lèvres ne disaient pas, mais que son esprit hurlait. La main de Cyriel, comme mue d'une impulsion propre, se glissa dans celle d'Oghnyann, puis força légèrement la prise de ses doigts fermés et crispés. Il y ajusta une pression ténue, comme un réconfort, la promesse d'un soutien qui irait bien plus loin que le combat qu'ils s'apprêtaient à mener.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant