Chapitre 20

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 « Cela qui désespère des événements est un lâche,

mais celui qui espère en la condition humaine est un fou. »

-Albert Camus


Oghnyann et Cyriel se tenaient côte à côte et, malgré l'expression confuse de l'ange, cette vision insolite tira une violente réaction à Adonie. Celle-ci abandonna Chesna, au corps neuf et à l'esprit encore désorienté, pour se jeter en direction de son ennemi. Cela s'apparentait à un réflexe et c'était au moins aussi intense qu'un coup de sang. La seule vue du démon et de son visage en tout point détestable avait suffi à raviver un souvenir pénible et une haine vivace. Elle projeta à terre cet adversaire de toujours avant même que celui-ci n'ait le loisir de réagir. Ses mains trouvèrent le chemin de son cou et ses doigts serrés autour de sa gorge, elle gronda des menaces d'une voix grave :

— Toi... Tu vas mourir !

Oghnyann ne put se tirer de l'emprise implacable de la jeune femme sous les regards hébétés des deux autres. Incapable de rassembler assez de force pour se dématérialiser, il dut son salut à l'intervention de Cyriel. Celui-ci, pris au dépourvu par une réaction qu'il n'aurait pas imaginé aussi féroce, se fit un devoir de les séparer :

— Adonie, je t'en prie, lâche-le et laisse-nous t'expliquer.

— Qu'est-ce que tu fais avec lui ? Tu nous as trahis, c'est ça ? Qu'est-ce que tu as fait à mon ami, toi, enflure ?

Sa prise se durcissait encore. Le démon, s'il en avait eu la force, n'aurait pas manqué de faire ravaler à son assaillant sa farouche offensive et ses viles accusations, mais ses ressources déclinaient, il ne percevait plus que le regard empli de haine d'Adonie et la terre brûlante sous son corps. Une étreinte mortelle et une ironie, après l'Enfer vécu dans les sommets enneigés et les températures glaciales. Il eut l'ébauche d'un sourire sardonique, un de ces rictus qui traduisait une provocation dont il avait le secret et qui renforça encore la haine d'Adonie. La rage qui dictait ses gestes n'avait déjà plus rien de cohérent. Animée par un désir de vengeance incontrôlable, elle en était aveuglée, enivrée par la douleur que le bourreau lui avait autrefois infligée. Elle revivait chaque coup, chaque torture, chaque agonie auxquels il lui avait fallu survivre. Oghnyann méritait de périr sous les mains de sa suppliciée.

Cyriel crut qu'elle allait finir par lui ôter la vie. Il s'apprêtait à intervenir, à s'interposer, lorsque Chesna se leva pour le devancer. Il croisa ses yeux et s'immobilisa. Il ne reconnaissait plus sa sœur, sa petite sœur, sa protégée à la fois vulnérable et ivre d'indépendance. Cette fille qui était devenue une femme sans l'avoir vraiment été. Était-ce bien elle qui l'observait de ce regard fiévreux ? Alors à qui appartenait le corps inerte à ses pieds ?

La démone posa sa main sur l'épaule d'Adonie et celle-ci se glaça à son contact. Elle savait, sans même ressentir le besoin de vérifier l'identité de l'intervenante, à qui appartenaient ces doigts. Elle ressemblait à un animal insatisfait, une bête brimée qui geignait silencieusement et qui souffrait que ce prédateur puisse être encore en vie. Elle frissonnait sans défaire sa poigne sur le cou de sa victime. Pourtant, Chesna n'eut qu'un mot à dire pour qu'elle lâche prise pour de bon :

— Tu es meilleure que lui. Prouve-le et ne le tue pas.

Soudain, le choc se répandit et parcourut l'épiderme de l'ange. Elle eut le sentiment que la jeune femme avait pleinement conscience de ce qu'elle avait enduré durant sa captivité. Elle eut la certitude que les paroles de Chesna n'appuyaient sur une connaissance véritable et qu'elle comprenait l'Enfer traversé. Nul ange n'était revenu de l'Enfer et Adonie perçut les prémices d'un soulagement s'annoncer.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant