Chapitre 11

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« L'Enfer est pavé de bonnes intentions »


Le Diable soutint le regard de l'archange. Derrière le corps de Jeanne se cachait une essence démoniaque surpuissante et cette simple œillade suffit à le confirmer. Les intentions malveillantes, derrière les beaux discours, suintaient dans cette lueur dansante.

Chesna se figea alors qu'elle découvrait le visage de ses sauveurs. Si elle reconnut sans mal les traits fins d'Adonie, elle se demanda qui pouvait bien être l'ange robuste et imposant qui l'accompagnait. Même tenue face à cette vision, l'emprise de Satan ne fut pas balayée. L'état hypnotique lui permettait seulement des bribes de pensées incohérentes, comme endolories par une domination indiscutable. Qui pouvait s'imaginer être à la hauteur du légendaire Samaël ? Sa fille en personne ne pouvait espérer lui échapper.

— Mes chers amis les anges... Vous ai-je tant manqué ?

— Lucifer, je te défends de l'emmener en Enfer. Elle n'y a pas sa place ! tonna Asmodel, d'une voix forte.

L'intéressé éclata d'un rire franc, mais glacial. Un rire de dément. Chesna sourcilla à cette vue. Ce rire n'appartenait pas à sa bienveillante protectrice. Qu'est-ce que cette entourloupe ? Pourquoi Jeanne s'esclaffait-elle de la sorte ? Et surtout, pourquoi le Diable lui-même parlait à travers son corps ? La jeune démone en avait perdu tout sens de la mesure, de la logique, et observait cette scène surréaliste depuis un épais voile.

— Elle n'y a pas la place, tu dis ? Aurais-tu perdu la tête, mon vieux frère ? C'est vous qui l'avez arraché à son existence auprès des siens !

— Le Diable n'est pas supposé être un modèle d'éducation pour un enfant ! asséna Adonie, qui avait enfin détaché son regard de la silhouette immobile de la concernée.

— Vous faites de vos enfants des guerriers aveugles, qui sont les pires parents, à ton avis ?

Asmodel blêmit sous l'insulte. Il n'avait manifestement pas su prévoir cette parade.

— Vous avez préféré lui imposer l'humiliation de vivre parmi ses ennemis héréditaires et la priver de la vérité ! Quelle méthode est, d'après vous, la plus à même d'éduquer à un enfant ? Vous avez tué sa mère, dois-je vous le rappeler ? Les anges et leur manière de régler les problèmes en les éliminant... J'ose imaginer que c'est fort pratique.

Adonie étudiait en silence la situation. Il leur fallait gagner du temps, gagner de précieuses secondes afin de mettre le doigt sur la solution à ce casse-tête. Au cœur de cette forêt aux arbres centenaires, elle se sentait étouffée par les touffes de feuilles vertes qui obscurcissaient le ciel et tout espoir d'échappatoire. Son esprit tournait à plein régime alors que ses ailes déployées l'entraînaient vers d'autres cieux ou au cœur du danger. Ou, pour le moins, sauver Chesna des beaux draps dans lesquels elle s'était plongée. L'ange songeait à chaque possibilité avec une rare minutie, faisant presque impasse sur l'écrasante présence de son géniteur.

Le visage aux traits tirés par des décennies de vie de Jeanne se fendit d'un sourire torve. Un sourire pervers et calculateur. En un regard, si Chesna avait pleine possession de ses moyens, elle aurait pu qualifier précisément ce rictus.

Le sourire du Diable.

— Je crains que vous n'arriviez trop tard !

Satan échangea une oeillade avec sa fille. Une œillade qui, hors d'un tel contexte, aurait presque semblé paternelle. Le corps de la vieille femme s'approcha du vortex qui aspirait toujours l'air pur de la forêt. Les crépitements semblables à des braises incandescentes s'intensifièrent tandis qu'il passait le bras à travers. Chesna, hypnotisée par ce geste et par cette démonstration de magie, l'imita. Elle suivit des yeux le moment où il disparut dans les entrailles du néant sans remarquer que, derrière cette immense spirale rougeâtre, l'enveloppe charnelle de Jeanne s'effondrait. La retraitée, enfin libérée de ce passager clandestin, s'était écroulée, face contre terre, inconsciente. La jeune femme s'approcha jusqu'à sentir la brûlure légère que lui infligeaient les volutes orangées. Sans réfléchir outre mesure, car elle n'en était désormais plus capable, elle s'abandonna aux bras des portes de l'Enfer. Une douleur irradia son corps et Adonie entendit un cri s'élever des méandres de son être avant qu'elle ne s'évanouisse. Il ne restait rien d'elle et Chesna avait finalement cédé au chantage du Diable comme tant d'autres avant elle.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant