Chapitre 29

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« Quand les dieux veulent nous punir, ils exaucent nos prières. »

-Oscar Wilde


Le calme était retombé sur ce coin d'Alsace d'ordinaire préservé par de tels événements. Les habitants de village voisin ignoraient tous ce qui se tramait aux confins de la campagne, à l'orée du bois et c'était sans doute mieux ainsi. Il s'agissait d'un assemblage d'une centaine de maisons perdu dans la plaine alsacienne, perdu entre les montagnes et les forêts. Un coin ordinaire, banal, un peu préservé de la situation et encore davantage de tout ce qui s'écartait de la normalité.

Jeanne avait regagné son domicile à contrecœur. Elle aurait préféré veiller sur la maison aux côtés de Cyriel et le seul fait d'être tenue éloignée de la dangerosité des combats sous prétexte qu'elle n'était qu'une simple humaine la mettait hors d'elle. Elle n'était pas de ceux qui s'insurgeaient pour un oui ou pour un non, elle privilégiait les parades lorsque la situation se révélait trop fâcheuse. Celle qui se présentait prenait une ampleur immense, son âge avancé avait fini par avoir raison d'elle et elle avait quitté les lieux. Sur le chemin sinueux qui la menait jusqu'à chez elle, elle ravivait des pensées lointaines, comme à mi-chemin entre deux mondes. Elle qui connaissait tout des anges comme des démons, elle avait été la spectatrice de leur guerre sans fin. Ses yeux fatigués percevaient ce que nul autre ne pouvait distinguer et ce don faisait d'elle une mortelle singulière.

Elle arriva aux premières maisons avec un soulagement mêlé de déception. Elle pouvait sentir la tension dans l'air, comme celles qui précèdent les orages d'été, lorsque la chaleur étouffante disperse une flagrance lourde de menaces. Ses voisins la saluèrent chaudement. Elle n'était sans doute pas la doyenne de ce petit village coincé entre plusieurs montagnes du massif vosgien, mais les gens la considéraient comme telle. Elle inspirait une sorte spéciale d'affection, un mélange de respect et d'amusement. Cette grand-mère excentrique et aux apparences inoffensives, on la trouvait dérangée, ou simplement sur une autre planète. Certains chuchotaient qu'elle commençait à perdre la tête et qu'elle n'était plus tout à fait consciente du monde qui l'entourait. Consciente, Jeanne l'était, mais dans une mesure différente de ce que ses voisins considéraient. Ceux-ci adoptaient ce prétexte pour se montrer plus aimables et serviables en sa présence.

L'esprit, Jeanne l'avait perdu il y avait bien longtemps. Elle ne se souvenait plus des premières visions. Peut-être que ces flashs de lumières, de signes, d'images, la torturaient depuis toujours, mais que l'âge lui avait fait oublier la terreur des premiers instants pour la remplacer par la sagesse avec laquelle elle appréhendait ce qu'elle ne pouvait fuir. L'inéluctable, un morceau d'immortalité, d'éternité, une étincelle de magie qui justifiait son caractère coloré, sa bonne humeur à toute épreuve et tout ce qui la différenciait des personnalités ternes des mortels. Elle avait apprivoisé seule le don singulier qui la plaçait à l'écart de la société et avait accompli l'exploit de garder un contact avec son monde. Elle n'avait jamais parlé à quiconque de sa clairvoyance et des prémonitions dont elle faisait l'objet. Elle savait, elle ressentait, elle vivait plus fort, plus intensément que bien de ses semblables.

Elle ne se qualifiait d'aucun terme. Jeanne était ce qu'elle était sans qu'aucun mot ne parvienne à décrire ce qu'elle représentait. Une superstitieuse pour les pessimistes, un miracle peut-être, une sorcière, une voyante, une étrangeté telle qu'il n'en existait qu'un faible pourcentage à la surface de cette planète.

— Jeanne ! Jeanne !

Un garçon court sur pattes et aux cheveux ébouriffés se précipita vers elle. Le garnement manqua de trébucher sur les cailloux qui recouvraient la route et rétablit son équilibre avec la vitesse éhontée des enfants de son âge.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant