Chapitre 17

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« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »

-Lamartine


Liah sentit très nettement le contact qu'elle maintenait avec la démone s'affaiblir, jusqu'à lui échapper entièrement. Le courant chaud dont elle s'était saisie lui coula entre les doigts. La pression qui éclata telle une bulle de savon tira brusquement Adonie de sa transe. Celle-ci se redressa dans un souffle avorté, l'esprit alerte et le corps tendu en une position défensive. Un air hébété ne tarda pas à s'inviter sur ses traits rongés par l'angoisse de ces lieux et par l'hostilité du Royaume de Satan à son égard. Un masque recouvrait son faciès, celui des fragments d'espoir réduit à néant. Les souvenirs ne lui épargneraient rien, pas même le vide cruel qui soufflait en elle.

— Elle... Elle a... sauté... articula-t-elle péniblement.

Voilà qui n'arrange pas nos affaires, marmonna la créature, d'une voix étouffée.

Elle se débattait pour récupérer la présence de Chesna. Ses doigts palpaient l'épiderme encore brûlant des tempes, mais la difficulté n'était pas physique. Liah recherchait l'âme dans ce corps que la vie désertait. L'enveloppe charnelle était inerte et, lorsqu'Adonie se pencha pour passer sa main au-dessus du visage fermé de la jeune femme, elle ne perçut aucun souffle.

— C'est fini... murmura-t-elle, comme d'une vérité trop pénible à entrevoir. Elle est morte.

Oh, mais ferme-la ! Si c'est pour sortir des évidences, je préfère que tu la pleures en silence ! maugréa l'autre, acide.

— Tu te fiches pas mal qu'elle meurt, toi ! gronda Adonie, de cette autorité naturelle que l'atmosphère étouffante des lieux semblait lui avoir volée.

En quoi sa vie t'importe, à toi ! Tu devais la protéger, c'est ça ? Oh, mais ne t'en fais pas, les anges pardonneront ta bêtise et ton impuissance ! C'est un démon, un ange comme toi ne devrait même pas s'en soucier ! Ravale ta tête de circonstance et épargne-moi cette hypocrisie !

Quelque part, ces dires blessèrent la femme. Peut-être parce que leur contenu mettait le doigt sur l'une de ses énièmes fautes : ne pas haïr cette enfant comme elle l'aurait dû. Frénétiquement, Liah tâtait la peau et parcourait les méandres complexes du cerveau humain à la recherche d'une solution miracle. Elle n'y trouva qu'un creux, qu'un vide qui s'étendait et avec lui la certitude qu'il ne restait rien à préserver de la malheureuse. Ses capacités exceptionnelles le lui permettaient et elle se démenait, derrière la morgue de ses paroles, à sauver ce qui pouvait encore l'être.

Adonie se sentait démunie. La perte de la démone, son décès aussi brutal qu'injuste, bouleversait une part d'elle que l'ange pensait intouchable. Si elle s'était trouvée seule en cette terre infertile, elle aurait sans doute laissé libre cours à sa peine. Elle aurait sans réserve pleuré les larmes impudiques de son chagrin. La mémoire pleine de leurs derniers instants partagés, des aveux déchirants de l'âme torturée de Chesna, de la caresse aérienne qu'elle lui avait offerte, sa protectrice coulait un regard sur les traits figés de son visage. Sans perturber les efforts désespérés et inexplicables de Liah, les doigts d'Adonie effleurèrent l'épiderme tout en s'émerveillant de cette beauté troublée par un bien tragique destin. Elle ne chercha même pas à s'interroger davantage au sujet des motivations de Liah. Agissait-elle pour le compte du Diable, tentait-elle d'excuser une faute plus personnelle ? Un démon ne faisait rien par bonté et Adonie était bien placée pour le savoir.

Soudain, alors que les minutes s'étiraient, s'éternisaient, pour former ce qui s'apparentait à des heures, elle perçut un signe de vie. Comme un discret battement de cœur, un éclat de lumière diffuse dans un noir d'encre, la lumière vacillante et incertaine d'une allumette battue par les vents. Liah se figea, fermement accrochée à cette once de fortune. Ce faisceau de vie, quasi imperceptible et d'une touchante vulnérabilité. Voilà tout ce qui restait de la fille de Lucifer, un mince firmament d'existence.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant