Chapitre 18

280 40 48
                                    

« Dans la vie, on ne fait pas ce que l'on veut,

mais on est responsable de ce que l'on est. »

-Sartre


Hébété, Cyriel considéra Oghnyann comme qu'il le voyait vraiment pour la première fois, comme s'il avait affaire à un parfait inconnu, comme si l'être qui se dressait face à lui n'avait rien en commun avec celui à qui il avait eu la sottise d'épargner la vie.

Il avait relevé que trop tard la larme qui perlait sur sa peau sombre et cet éclat désespéré qui inondait son regard plus encore qu'une peine douloureuse. Tout cela, l'ange ne le remarqua qu'au terme d'une poignée de secondes, alors qu'il prenait conscience de ce à quoi il venait de réchapper. Ses yeux oscillaient entre le cadavre de la bête monstrueuse, sa tête détachée du corps, cette rangée de dents aiguisées qui auraient déchiqueté sa proie sans la moindre difficulté. Cette gueule béante à laquelle le démon l'avait sauvé.

Alors, Cyriel conçut une réflexion moins superficielle. De celles qui, s'il ne se trouvait pas dans une situation aussi délicate, se formaient naturellement, mais qui, en ces temps troublés, peinaient à se façonner. Le chérubin avisa le sang qui perlait le long des doigts fins, ce qui n'était décidément pas des mains d'assassin, des mains presque artistiques. Il déglutit, lutta contre l'évidence même, celle qui fuyait délibérément depuis de longues secondes et contre l'option de la fuite elle-même qui se révélait des plus séduisantes. Un frisson parcourut son échine, un frisson d'horreur pure qu'il prêtait à la bête infâme qui gisait morte à ses pieds.

Non.

Non, Cyriel frémissait car il venait tout juste de comprendre que loin de souhaiter préserver sa vie, Oghnyann avait nourri l'abject dessein d'y mettre un terme, et ce, bien avant que le monstre ne jette son dévolu sur sa chair tendre. Jusqu'où cette manipulation s'étendait-elle ? Cyriel décomposa la mine déconfite et déchirante de la créature. Il n'avait plus aucune raison d'y croire et ce sauvetage inespéré n'était qu'une nouvelle parade pour s'approprier quelques lambeaux de sa confiance. L'illusion ne prenait plus et s'il avait voulu prêter foi en l'espèce ennemie, il n'en restait qu'un regret amer et aussi repoussant que cet être.

L'ange eut soudain une envie de vomir. Une envie de pleurer. Une envie de s'arracher l'organe qui se jouait de lui. Presque une envie de mourir. Il se sentit lésé, pris au piège, perdant à son propre jeu. Comment avait-il pu imaginer, ne serait-ce qu'un instant, qu'un vil démon trahisse les siens pour ses beaux yeux ? Quel idiot, quel sombre idéaliste, quel satané crétin ! L'homme ignorait contre qui sa rage était portée. Contre Oghnyann, l'auteur de cette ignominie, de ce plan répugnant destiné à l'anéantir, à le tuer ou à le voir fléchir, ou bien lui-même, qui avait osé croire en l'impensable ?

Cyriel recula d'un pas, puis d'un second, et le démon put admirer avec horreur l'étendue des dégâts, la déception immense que le regard pur de l'autre reflétait. De quoi attiser encore davantage sa culpabilité, celle-ci même qui n'aurait jamais l'ambition d'être suffisante à soigner la souffrance qui les imprégnait.

— Tu m'as trahi... finit-il par lâcher, du bout des lèvres, comme une injure.

Et Oghnyann sourcilla à peine, chassa cette larme traîtresse qui avait eu le culot de signaler sa faiblesse. Il ne saurait estimer si cette affirmation sertie de dégoût le soulageait, l'entendre provoquait une sorte de réalité extérieure qui le condamnait et à laquelle il acceptait de se soumettre, ou si elle lui déchirait le cœur. Il comprit à quel point il avait préféré sa haine aveugle, celle d'un être pour un autre, dépourvu de sens ou de mobile, à cette déception froide et toute personnelle. Elle l'atteignait de façon plus intense, creusait un sillon dans sa peau épaisse jusqu'à se saisir d'un être à fleur de peau. Les reliquats d'humanité, ceux qui avaient survécu et qu'Oghnyann avait cru trop profondément enfouis. Sa conscience chevrotante subit de plein fouet les paroles grondantes de colère :

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant