Chapitre 19

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« On est tellement seuls en ce bas monde

que même les anges et les démons dînent ensemble. » -Anonyme


Adonie retenait sa respiration. Le silence qui s'était imposé sur l'Enfer lui glaçait le sang. Chesna avait cessé de s'agiter, de gémir et la pâleur de son corps avait continué de s'intensifier. La jeune femme était blême et elle ressemblait, à s'en méprendre, à une morte. L'ange crut que Liah avait échoué à la sauver, la démone dont la poigne sur sa nuque, cette main moite et forte, s'affaiblissait aussi. Un élan de solitude et de désespoir s'éprit de la jeune femme, laissée dans l'ignorance en terre hostile. La peur viscérale que l'Enfer lui inspirait aurait pu la rendre folle.

Soudain, une lueur gagna le corps figé dans le temps de la créature. Liah paraissait s'illuminer de l'intérieur et projeta une lumière porteuse de vie. Incapable d'interpréter ce changement pourtant significatif, elle vrilla son attention sur ce phénomène. L'être de Chesna semblait faner en comparaison, se racornir, pâlir et se vider des effluves d'espoir. Une sorte de décomposition accélérée comme si cette enveloppe charnelle cherchait à disparaître. L'ange ne se risquait toujours pas à respirer à nouveau, ses doigts effleurèrent le visage étonnamment froid de la fille de Satan et sa seconde main stabilisa celle de l'autre démone. Elle se concentra pour ressentir son énergie, bien qu'affaiblie, et pour en transmettre une modeste part aux deux femmes. Son palpitant martelait ses côtes et elle se sentait plus impuissante que jamais face à cette rude fatalité. Elle dompta la vitalité qui s'agitait pour l'inciter à gagner ses bras, ses mains, ses doigts et enfin les deux êtres qui vivaient si peu.

Pitié...

Brusquement, comme s'éveillant d'un long sommeil, Liah ouvrit les paupières et croisa le regard de l'ange. L'ange qui ne reconnut pas l'être railleur et féroce qu'elle avait rencontré quelques minutes auparavant. L'air effaré qui se peignit sur le visage expressif ne lui ressemblait pas davantage et Adonie guettait chaque parole, chaque geste, chaque signe qui trahirait Liah. Il y eut un instant de doute, d'hésitation, un instant durant lequel Adonie chercha à se saisir de l'identité ambiguë de la créature qu'elle avait veillée.

Celle-ci cligna des yeux et les cornes aux extrémités arrondies s'aiguisèrent tandis que ses orbes prirent une teinte dorée. Son corps se modelait à l'apparence de l'âme qui l'habitait. La démone ouvrit la bouche sans avoir le moindre impact sur la métamorphose qui poursuivait son cours à une vitesse folle. Sa peau fonça jusqu'à obtenir une nuance rouge vif., ses traits s'affinèrent, son corps s'arcbouta pour supporter l'ampleur inhumaine de ces bouleversements. En un battement de cils, Liah avait perdu toute son identité pour en arborer une nouvelle. La démone parasite s'étiolait et il ne restait d'elle que des souvenirs saisissants ainsi que de précieux lambeaux de mémoire vive.

— Liah ?

L'intéressée la dévisagea, un reflet troublé prenait naissance dans son regard unique. À genoux, elle observa longuement ses mains ouvertes sous toutes les coutures comme si elle les voyait pour la première fois. Adonie ignorait à quel point cette impression s'avérait véridique. Les connexions nerveuses se formaient et cela avait des airs d'évidence. Chesna luttait vainement dans ce corps qu'elle investissait au prix d'un effort colossal. Un corps saturé de souvenirs, ceux de Liah. Ceux d'un être qui brillait par sa douloureuse absence.

— Liah est... Elle est morte.

Adonie se figea. Comment était-ce possible ? Qui était l'âme qui parlait à travers cette enveloppe charnelle transfigurée ? Quel esprit dirigeait comme une marionnette ces lèvres, ces bras, ces attributs d'une ridicule nécessité ? Elle y lisait une présence familière et son cœur se gorgea d'un espoir interdit. Comme une chance de se libérer de l'Enfer sans dommages. Presque sans dommages. La signature énergique qu'elle devinait à la surface de l'épiderme durci lui soufflait une promesse.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant