Chapitre 21

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« Les anges aussi ont leurs diables, et les diables leurs anges. »

-Stanislaw Jerzy Lec


Le voyage retour fut tout aussi pénible que le premier passage et si Chesna en souffrit bien moins, ses compagnons d'infortune enduraient difficilement la douleur. L'Enfer paraissait vouloir leur arracher des lambeaux de chair. Cyriel manqua de s'effondrer de soulagement lorsque ses pieds rencontrèrent la terre ferme.

Le cauchemar pouvait prendre fin.

La démone n'accorda pas le moindre regard à son frère, obnubilée par les sensations étranges qui l'assaillaient. L'air de sa région natale semblait soudain l'asphyxier tandis que le sol se dérobait sous son poids. Bien que sa vision n'ait jamais été aussi nette, le décor tanguait dangereusement, comme un bateau aux prises avec la tempête et de la houle qui se déchaînait contre sa coque. Elle eut une sorte de haut-le-cœur.

Adonie réalisait, quant à elle, l'image sordide qu'ils formaient. Deux anges, deux démons. Ils composaient un tableau inédit et, luttant contre son propre malaise, elle jeta une œillade circulaire sur chacun d'eux. Oghnyann se tenait l'estomac, ou du moins l'endroit où l'organe siégeait dans un corps d'humain ordinaire, et grimaçait discrètement. Cyriel était déboussolé, mais jouissait d'une santé solide et rassurante. Enfin, Chesna observait son environnement avec une lueur indescriptible au fond de son regard. Comme si elle redécouvrait la terre qui l'avait vu grandir.

Cyriel comme Adonie ne reconnaissaient pas la femme qui se tenait un mètre devant eux et qui leur tournait le dos. À qui appartenait donc cette enveloppe charnelle terrifiante ? Où avait disparu l'humaine banale au quotidien routinier, mais singulièrement agréable ? La jeune femme avait laissé place à une créature qui, elle-même, ne saurait se reconnaître dans ce réceptacle.

— Chesna ? s'enquit son grand frère, de cette voix douce qu'il avait si longtemps employé à son égard.

L'intéressée ferma les yeux et bloqua sa respiration. Ses poumons la brûlèrent, mais qu'importait la souffrance dérisoire que ce corps neuf voulait bien lui infliger. L'inflexion de cette voix familière sonnait en écho dans son crâne, sans qu'elle ne ressente les premiers élancements d'une migraine. Rien. Absolument aucune trace de douleur, comme si ces membres avaient été créés pour qu'elle ne soit plus sensible à cette part d'humanité déchue. Elle ravala des larmes amères et avala une salive dont l'acidité brûla son œsophage. Pathétique !

Elle coula un regard indéchiffrable sur les êtres qui se dressaient derrière elle. La gorge nouée, elle leur imposait la férocité de ses orbes ocre à l'éclat hors norme. La rudesse d'un regard farouche et intransigeant. Cyriel, cet homme qui n'avait pas pris une ride si elle réfléchissait à l'adulte qu'il était déjà lorsqu'elle n'était qu'une enfant, cet usurpateur d'identité, ce voleur innocent de sa vie entière, lui rendait son œillade avec une désarmante sincérité. Elle ne put en supporter davantage, incapable de s'attarder sur le visage défait d'Adonie et de ses attentes qu'elle ne saurait combler. Elle ne prit même pas la peine de se justifier, de trouver une excuse à son comportement.

Soudain, son attention fut attirée par le cadavre qui gisait au sol. Elle ravala la bile qui avait envahi sa bouche et ne montra rien de la tourmente qui était sienne. C'était elle qui croupissait là, elle se voyait morte et ne pouvait s'infliger pire supplice. Elle objecta, d'une voix presque impériale dans le silence macabre de la forêt :

— Elle mérite qu'on l'enterre, je ne veux pas la laisser pourrir là !

Sans un mot de plus et sans offrir aux autres le privilège de répliquer, elle tourna les talons, quitta la cour à laquelle elle n'avait adressé aucune attention et disparut dans les entrailles de la forêt.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant