Chapitre 6

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« Tout homme est un criminel qui s'ignore. »

-Albert Camus


Chesna avait fini par tomber d'épuisement entre ses draps défaits. L'écho des paroles de Cyriel l'accompagnait jusque dans ses cauchemars. La voix de son frère n'avait jamais semblé aussi réelle.

Son frère ? La jeune femme savait désormais sur quel mensonge se dressait cette appellation. Toutes ces années, elle avait vécu avec un imposteur, avec un homme qui se jouait d'elle. Comment se sentait-elle après avoir appris, derechef, sur quelle ineptie son existence avait reposé durant ces quelque vingt années ? Soulagée ? Libérée d'un fardeau dont seule la vérité pouvait la soulager ? Point du tout. Chesna se sentait comme l'orpheline qu'elle avait toujours été, étrangère à son propre corps comme à sa propre vie.

Elle avait appris, en l'espace de quelques minutes, l'intolérable. Les allusions répétitives d'Adonie au sujet de Lucifer prenaient sens. Le Diable en personne était en réalité son géniteur, l'homme qui lui avait donné la vie représentait la personnification du Mal en cette terre. Même auprès des humains, le Tentateur avait sinistre réputation. Pire encore, Chesna prit connaissance des circonstances dans lesquelles elle avait été mise au monde et le décès de sa mère qui avait suivi sa naissance. Cyriel avait insisté sur l'essence démoniaque qui coulait dans ses veines, avouant du bout des lèvres sa responsabilité dans la mort d'Isild. Celle-ci avait expiré par sa faute, emportée par la nature de sa progéniture. Comment était-elle supposée réagir ?

Chesna avait écouté jusqu'à la dernière parole de son aîné et avait encaissé coup après coup. Sa qualité d'humaine fut balayée d'un revers de la main et elle put associer son identité, ce qu'elle avait toujours cru incarner, avec le terme « démone ». Le mot seul, et puis tout ce qui s'y apparentait. Le Mal absolu, la violence, la corruption, la décadence et encore bien des péchés. La jeune femme se répugnait de ce portrait peu flatteur d'une parfaite inconnue. Surtout, elle ne s'y reconnaissait en rien et avait craint, l'espace d'un instant, que cette quête d'identité finisse par l'amener à y ressembler, d'une manière ou d'une autre. Peut-être avait-elle toujours représenté cette figure infâme et écœurante, mais qu'elle s'était entêtée à fuir cette disgracieuse réalité. Chesna chancelait, de corps et d'esprit.

Elle ne reconnaissait en rien ce reflet d'elle-même. Solitaire et vive, elle redoutait désormais son incapacité à remplir le rôle trouble qui lui était présenté. La banalité effroyable de ses pensées la rendait gauche, infiniment inférieure à ce que l'on pouvait attendre d'elle. Incertaine, bousculée dans ses certitudes, elle entrevoyait un avenir pénible et qui se refusait à elle. Il ne lui restait plus qu'à refuser en bloc cette réalité et à nier sa condition. Elle était une démone, soit, mais elle pouvait encore décider de son fond véritable et cela, aucune ascendance céleste ou démoniaque ne saurait le lui ôter.

Le cœur étranglé par ces révélations douloureuses, elle avait cependant fini par sombrer entre les bras de Morphée. La colombe de Cyriel veilla sur son sommeil agité jusqu'à ce qu'un bruit sourd, à peine étouffé, ne la réveille en sursaut. Sur le qui-vive, assise dans son lit, elle guetta le silence durant une poignée de secondes. Elle scruta avec méfiance les ombres qui peuplaient sa chambre, à la recherche d'une menace, de quoi confirmer le soupçon qui grandissait en elle. Elle contemplait la noirceur qui habitait les lieux comme elle fixerait, avec une détresse teintée d'impuissance, le chaos que représentait désormais sa vie.

Un court instant, Chesna pensa que son imagination lui jouait des tours et que le bruit qui l'avait tirée de ses songes en formait l'illustration. Mais, alors qu'elle s'apprêtait à s'allonger à nouveau, une détonation plus forte encore s'éleva dans les méandres de la nuit. L'Alsacienne crut même percevoir des secousses sur toute la charpente de la bâtisse. Le cœur battant à tout rompre contre ses tempes, l'adrénaline lui imposait un rythme effréné, elle sut que ses pires cauchemars étaient sur le point de se réaliser. Cette perturbation nocturne n'avait rien d'une menace humaine et c'était ce qui les rendait aussi dangereuses. Elle en eut conscience sans éprouver le moindre doute, la présence qui investissait les murs n'avait rien de commun.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant