Chapitre 22

216 40 50
                                    

« Le bonheur est parfois caché dans l'inconnu. »

-Victor Hugo


Chesna avait regagné la maison de son enfance avec toute la susception imaginable. Elle détaillait à la dérobée les murs de la bâtisse, tendait l'oreille pour déceler un complot dans le ruminement des vaches et avisait le calme qui définissait les lieux. Pourquoi même cette vieille ferme, endroit si accueillant, lui paraissait-il ainsi métamorphosée ?

Seule la présence muette d'Adonie lui avait permis de garder la tête froide et elle abandonna toutes ses belles résolutions à l'instant où Jeanne ouvrit la porte. L'ange était la seule qui ne l'ait jamais trahie, mais Chesna ressentit un soulagement immense lorsqu'elle aperçut Jeanne saine et sauve. La retraitée avait élu domicile ici et ignorait quand ses propriétaires reviendraient investir les lieux. Elle avait jeté un regard inquiet à sa protégée, mais pas aussi effaré qu'elle ne l'aurait dû. La vieille femme les entraîna à l'intérieur tandis que Cyriel s'occupait du corps sans vie de Chesna, ce corps humain à l'inutilité presque encombrante. Il se promit, en mémoire de tout ceci, de lui accorder un enterrement digne de ce nom.

— Je vais bien, je vais bien, avait répété Jeanne, face à l'inquiétude de Chesna, non sans lui renvoyer sa propre crainte au visage.

La démone s'éloignait autant que possible de pareils questionnements et elle accepta qu'Adonie propose un résumé concis et impartial des événements, les traits fermés et sans émettre le moindre commentaire. Fort heureusement, Jeanne avait eu le bon goût de se contenter de peu et de composer avec les maigres paroles d'Adonie.

La soirée s'était déroulée sans accrocs, avec une sinistre normalité. Deux anges, deux démons et une humaine avaient partagé un repas sans se quereller et sans s'interroger à tout va. Jeanne avait concocté un dîner avec le soutien de Cyriel et la qualité de sa cuisine n'avait pas accompli l'exploit de délier les langues. L'espace d'un instant, Chesna crut retrouver ce dont on l'avait privée. Tous évitaient soigneusement les sujets fâcheux et, bien souvent, le silence régnait dans la pièce. Les seules paroles échangées furent des banalités, d'étranges dires orphelins de sens qui éraflèrent la créature sublime. Chesna se perdait au détour du message de leur mutisme. Un prix trop élevé pour une paix à la consistance bien fragile.

Chesna n'avait abordé le baiser qu'elles avaient échangé plus tôt et Adonie n'avait pas cherché à encourager la discussion. Une sorte de secret qu'elles avaient conclu d'un regard. Viendrait l'heure où il leur faudrait porter leur croix et mettre les mots sur l'indicible.

Chesna demeura à table jusqu'à ce qu'Oghnyann s'en aille. Elle avait pu lire le malaise sur son visage aussi longtemps que le dîner avait duré. La nourriture succulente de Jeanne n'avait pu lui offrir une place au milieu d'eux tous et Cyriel était sorti à son tour, il avait disparu dans la nuit noire.

L'ange s'en voulait d'abandonner la table en un tel instant, mais son cœur lui guidait en un lieu caractérisé par la présence du démon. Comment lutter contre ses conseils suaves quand la conscience l'enjoignait à la raison plutôt qu'au désir ? Il ne luttait pas et baissait les armes. Chesna le savait, elle lui avait lancé un regard d'une rare clairvoyance à l'instant où son grand frère s'était excusé auprès de la pétillante Jeanne, quoique moins lumineuse qu'à l'accoutumée, et avait abandonné son dessert sur la table. Il avait tourné le dos à ces effluves d'une routine réduite à néant et le regrettait presque déjà.

Cyriel s'avança dans la nuit jusqu'à repérer, sur un banc accolé à la maison, la silhouette voûtée d'Oghnyann. Il s'approcha encore et surprit son interlocuteur de par son apparition. Le Chasseur, sur ses gardes, sursauta violemment, les poings fermés et la roche formait la pointe acérée d'une arme. Cette attitude défensive et peu pacifique ne dura qu'un instant, avant qu'Oghnyann ne relève l'identité de son prétendu agresseur. La lueur meurtrière qui avait élu domicile dans ses yeux sombres se dilua et il tenta de se justifier :

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant