Chapitre 15

250 42 29
                                    

« N'as-tu donc pas, Seigneur, assez d'anges aux cieux ? »

-Victor Hugo


Un sentiment de plénitude, de bonheur entier et inégalable gagna Adonie. Tandis que le calme anéantissait l'angoisse qui avait pu dicter ses pensées quelques instants plus tôt, toute peur irraisonnée la quitta. Elle se laissait, bien volontiers, emporter là où les mains tièdes de Liah sur ses tempes acceptaient de la mener. Après tout, rien ne pouvait être pire que l'Enfer, alors à quoi bon lutter ?

Ses paupières closes filtraient une lumière aveuglante. L'ange ouvrit les yeux avec précaution et un décor singulier s'y confondit. Bien loin des paysages désertiques qu'elle venait de quitter et des terres infertiles vieilles de milliers d'années, une plaine verdoyante s'étendait jusque derrière l'horizon. Une odeur d'herbe et d'humus pénétra ses narines et acheva d'éliminer toute trace de suspicion. L'environnement, quoiqu'inconnu, ne lui était pas hostile et lui insufflait même l'idée de prendre un peu de repos. Un projet déplacé dont elle comprit l'ampleur de la bêtise à l'instant où elle repéra un corps immobile à quelques dizaines de mètres.

Chesna.

Une Chesna consciente et vivante. Un détail moindre qui soulagea une part des inquiétudes d'Adonie. Comme si le seul fait de la voir debout suffisait à lui confirmer la réussite de sa mission. Mais quelle réussite ? Elle n'avait encore rien fait qui justifie une telle appellation.

La jeune femme se tenait de dos, de sorte que sa protectrice toute désignée ne puisse pas distinguer les traits de son visage ou l'expression qui l'habitait. Un fin vêtement faisait rempart à sa nudité et le tissu flottait au gré d'une brise imaginaire pour lui conférer une apparence onirique. Comme un je-ne-sais-quoi venu d'ailleurs. Elle ne possédait plus la simplicité désarmante de la jeune femme introvertie, mais épanouie. Adonie déglutit, décontenancée par la manière dont lui apparaissait celle qui aurait été, il y a peu, une parfaite inconnue. Les habits usés de l'Alsacienne avaient tiré leur révérence au profit d'autres, bien plus flatteurs et explicites.

L'ange se reprit à temps pour réaliser que Chesna ne se tenait pas exactement immobile. Non, elle marchait à pas lents. Elle se mouvait dans cette toilette qui lui donnait une allure fantomatique et une apparence quasi spectrale. Elle évoluait sans se presser, mais vers un objectif évident. Avant même de saisir vers où sa protégée avançait, Adonie la retint d'un éclat de voix empressé :

— Chesna ! Attends-moi !

Son timbre clair retentit, s'éleva et répercuta un écho durant une petite éternité. Pourtant, le sujet de cette exclamation ne parut pas atteindre la principale intéressée. Malgré un décor qui semblait ne posséder aucun terme, Adonie entendit sa voix résonner comme si elle se trouvait dans un espace clos et terriblement étroit. Ces plaines baignées de soleil, cette ambiance apaisante et ces douces senteurs printanières représentaient une trompe-œil particulièrement convaincante. Chesna ne semblait pas avoir conscience des appels qui la retenaient ni de la valeur factice de cet endroit. Elle poursuivit son chemin sans presser le pas, mais sans ralentir pour autant. Comme si cette absence totale de réaction faisait prendre conscience à Adonie tout l'enjeu de cet instant, cette dernière se lança à la suite de la démone.

— Hé, c'est moi, Adonie ! Arrête-toi !

Toujours sourde à ces ordres réécriés, à cette supplique à demi formulées, Chesna demeura dos à son interlocutrice. Celle-ci comprit enfin la destination qui obnubilait toute l'attention de l'être qu'elle s'était mise en tête de sauver. Comment disait-on, déjà ? Coûte que coûte ? Corps et âme ? Des promesses tentatrices à l'honneur d'une ignoble représentante de la race ennemie. Ignoble, mais tristement innocente ! L'ange se raccrochait à cette pensée et à l'humaine qui demeurait toujours, celle qu'elle devait ramener auprès de son frère et de sa tranquille existence.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant