Chapitre 7

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« Dans le théâtre des humains,

les places de spectateurs sont réservées à Dieu et à ses anges. »

-Pythagore


Chesna avait sombré dans une sorte d'inconscience. Ses yeux clos et son corps inerte avaient ébranlé l'ange qui s'était empressée de prévenir Jeanne, la seule humaine de sa connaissance et l'unique pilier solide qui subsistait. Pendant les près de dix heures de sommeil de la jeune femme, Adonie et la retraitée s'étaient relayées au chevet de la protégée. Si l'ancienne professeure des écoles avait assuré que les dommages restaient minimes et qu'il n'y avait pas à craindre pour la vie de Chesna, l'autre se révélait bien moins optimiste.

Cette dernière avait fini par s'échapper des bras de Morphée. Nauséeuse et déboussolée, elle reconnut néanmoins le décor familier de sa chambre. Les souvenirs de la veille déferlèrent ensuite et elle fut la proie de ces images douloureuses. La personnification de ses cauchemars d'enfants. Un bien terrible secret dans cette preuve de l'existence d'une autre forme de vie. Les sensations qui l'avaient assaillie, plus encore que les fragments de mémoire, l'épouvantaient. En cet instant, Chesna aurait aimé avoir une amie sur qui compter. Un acolyte pour avouer tout ceci, pour libérer ses frêles épaules de ce fardeau. Ses rares connaissances avaient disparu après le lycée, au moment où la jeune femme tirait un trait sur ses beaux projets sans trop de regrets. Alors que ses quelques camarades s'éloignaient de ces campagnes alsaciennes pour des centres urbains plus rayonnants, Chesna avait abandonné ce rêve que tant choyait pour sa liberté et les grands espaces. Il ne restait, de ces adolescents avides de savoir et d'une vie aux mille horizons, personne à contacter. Pas de confidente à l'oreille attentive, pas de complice espiègle qui lui permettrait de relativiser, peut-être même d'en rire. Absolument personne.

D'un pas hésitant, Chesna atteignit la salle de bain de l'autre côté du couloir. Ses muscles courbaturés témoignaient leur douleur avec une puissance inouïe. Elle pénétra dans la petite pièce sur la pointe des pieds. Ces mêmes pieds qui rentrèrent en contact avec le carrelage glacé alors qu'elle n'était pas bien sûr d'avoir quitté le royaume des songes. Ce contact la tira définitivement de ces limbes et de l'échappatoire qu'elles représentaient. Chesna rencontra son reflet dans la glace et s'immobilisa.

Chesna observait la personne qui se dressait dans le miroir comme n'importe qui considérerait un parfait inconnu. Si ces traits lui étaient toujours apparus d'une redoutable banalité sans qu'elle cherche à s'en plaindre, elle ne se retrouvait plus dans ce visage cerné par la fatigue. Son regard épousa l'angle de ses joues, ses cheveux bruns coupés à hauteur de ses épaules et emmêlés par le sommeil, et enfin, ce corps athlétique, seule fierté de l'ensemble. Elle ne s'attarda pas sur les défauts, sur ces petits complexes qu'elle avait délaissés à la sortir de l'adolescence. Ce nez trop fort et ces détails anodins avaient été la cible de quelques moqueries, de remarques désagréables, de regards un peu trop insistants. Ce qui la tracassait se révélait plus profond et, surtout, aucun de ces mômes d'autrefois ne saurait distinguer ce bouleversement.

Elle s'attendait presque à voir apparaître une couleur rouge ou violette pour remplacer son teint originel. Avec un effort minime d'imagination, la voilà parée d'une allure plus effrayante et à l'image de l'apparence qu'elle prêtait aux démons. Un physique ignoble qui la répugnait au plus haut point. Des cornes, des runes dessinées sur le front, les joues et le menton, sans oublier une peau atypique, plus dure que le cuir et la queue. Elle aurait pu arracher la chair de ses os pour débarrasser son être de cette impression repoussante d'appartenir à ces créatures avides des pires vices. Extraire son cœur corrompu de sa cage pour étaler l'organe sanguinolent contre la surface lisse du miroir. Une vengeance qu'elle aurait été bien heureuse d'exprimer afin de rendre à la vie ce qu'elle lui avait gentiment concédé. Une existence maudite qui l'avait épargnée uniquement pour mieux l'observer agoniser.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant