Chapitre 43

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« Les peuples heureux n'ont pas d'Histoire. »

-Roger-Gérard Schwartzenberg


Vide. Effroyablement vide.

Le souffle court, Adonie traversait un palais déserté de toute âme qui vive. Son cœur battait à ses tempes au point d'étouffer le chaos de ses réflexions.

Ce décor silencieux finit par lui donner froid dans le dos. Satan avait-il bel et bien lancé son attaque sur le Paradis ? Son instinct de guerrière lui hurlait que là-bas était sa place, qu'il en avait toujours été ainsi et qu'elle se fourvoyait de penser qu'une seule personne puisse effacer l'ampleur d'une cause entière. La guerre rassemblait les âmes dans un but unique : faire couler le sang. Dans cette entreprise plus vieille que le monde, humains, anges et démons se confondaient.

L'ombre de Cyriel et ses ailes mutilées lui revint au détour d'un couloir. Elle freina si brusquement que ses muscles faillirent la trahir. Soudain, sa détermination s'effrita. Elle qui s'était montrée sans reproches, lavée de la moindre empathie envers leurs ennemis de toujours, vierge de tout scrupule, avait vu sa volonté voler en éclats. Un château de cartes qu'un souffle avait suffi à réduire à néant. Les convictions de toute une vie n'avaient su survivre au déluge. Ce changement violent, implacable, à l'odeur innocente d'absolu.

Chesna.

Une fois encore, Adonie hésita. Ses ailes d'ange lui rappelaient où devait aller son corps. Mais qu'en était-il de son cœur et de sa conscience ? Tout ce que les siens avaient occulté si longtemps. Son palpitant martelait ses côtes, elle entendait sa mélodie dans l'ensemble de son être. L'ordre d'Oghnyann lui revint et, avec elle, deux envies contradictoires : ignorer sa requête pourtant dénuée d'intérêt personnel ou y obéir aveuglement ? Elle vacilla, ébranlée par la nervosité de cette demeure silencieuse. Tout ici paraissait mort, comme si la vie avait déserté les lieux au même titre que ses habitants.

Bien vite, l'ange se reprit. Elle se tint au mur, recouvra l'équilibre qu'elle venait de perdre et se lança à l'assaut des couloirs interminables. Cette forteresse ne ressemblait en rien à un palais, il n'y avait rien pour habiller les murs nus et les lieux auraient tout aussi bien pu être désertés depuis des siècles. Rien ne laissait suggérer qu'un être esseulé ait pu élire domicile ici avant même que les mortels ne peuplent le monde. Adonie n'étudiait pas outre mesure ces pierres irrégulières, mais une pensée la saisit, aussi brutale qu'elle peinait à réfléchir. Cet endroit semblait presque inachevé. Il lui manquait cette étincelle de vie, de chaleur, or il n'y avait rien qu'un abri au milieu d'une terre stérile, inhospitalière.

Satan avait forgé l'Enfer à son image, il avait construit de ses mains cet envers au Paradis dont il avait été chassé. Tout ce qu'il était capable de créer avait ce goût d'inachevé, du sol qu'Adonie foulait avec une certaine répugnance aux créatures qui le peuplaient. Tout, à l'exception de Chesna.

Chesna avait été la seule émotion, car sa naissance était le fruit de l'unique once de bonté qui n'ait jamais traversé Lucifer.

Adonie s'était immobilisée un bref instant. Les murs l'étouffaient, mais l'écho de cette réflexion le fit encore davantage. Seule à errer dans cet amoncellement de couloirs, de portes dérobées et d'escaliers, elle aurait pu faillir. Elle se raccrocha tout entière à ses dernières certitudes. Les indications d'Oghnyann lui revinrent à l'esprit et elle se les répéta jusqu'à atteindre une porte close aux dessins étranges. Les gravures et les arabesques qui s'y trouvaient ne laissaient aucun doute. L'aura magique qui émergeait malgré l'épaisseur de la porte confirmait son appréhension. Elle y était : la pièce qui renfermait le cœur de l'Enfer.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant