Épilogue

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« L'avenir n'est jamais que du présent à mettre en ordre.

Tu n'as pas à le prévoir, mais à le permettre. »

-Antoine de Saint-Exupéry


Combien de temps s'était écoulé depuis que Chesna avait vaincu son père et sauvé le monde ? Elle-même l'ignorait, encore étrangère à l'honneur que le destin lui avait fait. Le monde vivrait et elle avec lui. Rien ne viendrait saccager cette Terre, le berceau de ses jours, sa terre d'exil, sa terre d'adoption.

Chesna foulait ce sol devenu infertile avec un affreux pincement au cœur. Les querelles des anges et des démons additionnées à la folie de son père avaient été si proches de tout détruire. L'endroit qui l'avait accueillie ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait connu. Les cataclysmes avaient vidé de toute vie ce coin perdu d'Alsace, région française qui avait été le théâtre de temps de conflits à travers l'Histoire. L'herbe avait disparu et ne laissait dans son sillage qu'une croute poussiéreuse identique à celle qui recouvrait la surface de l'Enfer.

Du coin de l'œil, perdue entre ciel et terre, elle distinguait la petite maison et la ferme dans lesquels elle avait grandi. Miraculeusement, leurs silhouettes fantomatiques tenaient debout, délabrées, mais pas encore anéanties. Chesna se put s'empêcher d'établir la ressemblance avec elle-même. Il y avait tant à faire.

Tout à reconstruire.

Chesna avança. Combien de temps s'était écoulé depuis qu'elle avait absorbé une partie du cœur de l'Enfer et qu'elle sentait gronder en elle sa fureur de vivre ? Combien de temps depuis qu'elle avait hérité de ces ailes noires, héritage subtil et symbolique ? Quelques minutes, quelques heures, ou bien quelques jours ? Le temps avait suspendu sa course effrénée, comme s'il avait ressenti le chaos qui venait de se jouer et qu'il prenait congé pour observer de plus près les conséquences de la démence du Diable. Le temps n'agissait plus, immortalisant cette Terre dans sa meurtrissure et les créatures célestes et démoniaques dans leur blasphème. Ils avaient osé mettre en péril la vie humaine, celle de leurs enfants, par cupidité, par pur esprit de vengeance. Le temps lui-même s'en insurgeait.

Adonie se tenait là, à genoux, comme si elle priait, hébétée elle aussi de se savoir toujours vivante. Elle se leva, découvrit la silhouette de son amante ainsi que le changement qu'elle avait subi. Elle dévora d'un regard vif, mais exténué, les ailes immenses qui semblaient narguer les siennes. Chesna se sentait indigne d'elles, encore davantage puisque Cyriel en avait été privées par la faute de son père.

L'ange approcha doucement, comme si elle craignait de voir l'instant se flétrir et s'envoler. Le moment présent avait la richesse d'une illusion, mais la justesse de la vérité. Elle caressa le visage de la démone avec une émotion singulière, une émotion qui faisait gonfler son cœur si fort qu'elle crut qu'il allait exploser. Se mélangea la joie d'avoir accompli un miracle, la douleur de la perte et l'incrédule victoire. Les sentiments se mêlaient jusqu'à ne laisser qu'un amas informe et puissant, submergeant les âmes, mortelles comme immortelles. Elles étaient seules.

Seules au monde.

Seules en ce monde qui leur devait son salut.

Les mortels ignoreraient tout de ce qui avait manqué de se produire et les rumeurs finiraient par s'estomper. Les anges et les démons restaient des bienfaiteurs anonymes et jamais les humains ne connaîtraient leurs deux visages.

Pourtant, Chesna se sentait démunie lorsqu'elle affrontait, par affronts successifs, le regard dur, mais honnête d'Adonie. Elle en perdit ses mots, incapable de savoir quoi dire. Remercier le sort de les avoir épargnées ? Partager dans un murmure leur victoire grandiose ? Se recroqueviller ensemble sur leurs blessures ? L'ange avait le visage couvert de griffures, le cou brûlé par l'étreinte du Diable, les muscles douloureux et les yeux vides, vestiges de tant de mots contenus.

Au diable les angesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant