Tout commençait par une intuition.
Aléane ne prenait que graduellement conscience qu'elle était Aléane ; c'était comme un lent réveil.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
Ivan n'était pas encore maître de ce vaisseau et cela l'ennuyait profondément.
Ses quartiers étaient les plus spacieux de tous les officiers. Trois chambres, une salle de bains personnelle ; les officiers économes de Rems se seraient étranglés face à un tel gaspillage d'espace, d'énergie et de charge utile.
Ivan caressa la descente de lit. La fausse peau d'ours lui rappelait ses années d'ostracisme pathétique. Toutes les sources de lumière étaient incrustées dans les murs ; la plus grande d'entre elles, le plafond, reproduisait par défaut le cycle jour-nuit. Face à son obscurcissement progressif, Ivan alluma les spots du sol. Ainsi prisonnier entre deux lumières artificielles contradictoires, il s'assit sur son lit et soupira.
C'est bientôt la nuit, avait souligné Bokariov. Reposez-vous, je viendrai vous chercher demain matin. Il l'avait ensuite conduit ici avec la prévenance d'un maître d'hôtel ; car Ivan n'était rien de plus pour lui qu'un touriste, un passager inutile qu'ils avaient embarqué pour faire plaisir à la Reine.
« Tu es encore là ? » s'exclama-t-il en voyant la domestique devant la porte, aussi lisse et terne que les murs.
Elle baissa les yeux.
« C'est aussi ici que je loge, maître.
— Je n'ai pas besoin de toi. Va te débarbouiller et prends la chambre d'à côté.
— À vos ordres.
— J'y pense : est-ce que tu sais pourquoi Arcana t'a mise dans mes pattes ? Est-ce que tu connais une bonne raison ? La vraie raison, peut-être ?
— La reine Arcana craignait que vous ne vous sentiez seul durant votre long voyage.
— Que je... ah, quelle peste. Elle t'envoie pour me « tenir compagnie ». C'est bien dans son genre. Qu'est-ce que cette mission t'inspire ?
— Je me conformerai à vos ordres.
— Pour l'instant, mes ordres sont : disparais de ma vue.
— Bien, maître. »
Ce qu'elle fit avec diligence.
Bien qu'il détestât lui-même être traité comme un enfant, Ivan avait toujours procédé ainsi avec les servants. Il s'étonnait de leur manque de reconnaissance, ignorant, comme beaucoup, qu'il avait un caractère insupportable. Il n'avait jamais su se faire aimer de quiconque, sauf d'Arcana, qui l'appréciait comme un chien fidèle.
Plus le vaisseau s'éloignait de Lazarus, plus s'écaillait l'aura de la Reine des vampires. Elle n'était plus qu'une idée lointaine, tandis que l'Armada Secunda prenait forme autour de lui. L'Armada qui, disait-on, avait traversé l'Omnimonde deux mille ans plus tôt pour porter un coup fatal aux projets du jeune Hélios. L'Armada qui renaissait comme un démon familier, invoqué de nouveau par le possesseur de l'amulette maudite.
Qui a invoqué l'Armada ? Songea Ivan. Qui la dirige ? Certes, c'est bien Kaldor qui l'a sortie du souvenir, mais Kaldor n'est plus. Sommes-nous sur la bonne trajectoire, maintenus par notre inertie initiale, ou partons-nous dans une direction contraire à ses plans ?
Je suis ici le chef d'une idée bancale. Cette armée n'arrivera peut-être à rien ; nos ennemis n'existent pas encore. C'est insupportable. Voici la véritable raison de l'humeur de tous ces Bokariov, de ces amiraux et de ces capitaines. Ils craignent de mourir avant d'avoir trouvé l'adversaire de la flotte vampire.
« Maître ?
— Que me veux-tu ? s'exclama-t-il avec humeur.
— Demain, vous allez visiter les chantiers secrets de l'Armada.
— Et alors ?
— Pourrai-je vous accompagner ? »
Il ne sut si elle faisait preuve de la plus grande ingénuité ou, au contraire, cachait des intentions redoutables derrière son regard impassible. Depuis son retour en grâce, Ivan était effaré par la candeur exagérée de certains servants humains, comme si la domestication avait dénaturé leur intelligence.
« Tu n'es jamais sortie dans l'espace, dit-il pour l'effrayer.
— Vous non plus, maître. Grâce au secours de la technologie de Lazarus, ce ne peut être bien difficile.
— Hum. Comme bon te semble. Je n'ai que faire de ta présence. »
***
Ivan fronça les sourcils. Il ne sut si Bokariov se moquait de lui ou non. Une petite rocheuse, étouffée sous les oxydes de fer et de manganèse, apparaissait à quelques millions de kilomètres de là sous la forme d'une bille émeraude. Dans l'espace, les distances sont immenses, et les vues souvent sommaires, surtout celles d'objets artificiels, fins, plats, ne rayonnant aucune lumière, pris sous un angle peu flatteur.
« Ici » indiqua l'amiral en pointant son gros doigt sur un point du miroir.
De quelques centimètres, guère plus gros qu'un cigare, le cylindre marron-gris passait inaperçu sur la carte des étoiles. Vu de dessous, il paraissait asymétrique.
« Cela sont... nos chantiers secrets ?
— Les installations les plus secrètes de l'Armada se trouvent ici, confirma Bokariov. Nous appelons cela « chantiers », mais plus personne n'y travaille à plein temps. Dans le temps, nous y avons employé des centaines de spécialistes. »
Il apporta une photographie imprimée, plus claire que les rangées d'écrans à balayage électronique, qui décomposaient leurs images en plusieurs couches selon les fréquences radiatives. Il régnait un profond silence dans la salle de contrôle, à peine interrompu par la respiration régulière du pilote humain, plongé dans le sommeil artificiel de l'Interface Mentale.
« Voici Mjöllnir. Nous l'avons découvert il y a vingt ans lors d'une mission d'exploration des systèmes proches, et nous l'avons traîné jusqu'ici au prix de grands efforts. »
L'image était plus claire. Ivan la parcourut des yeux, faisant mentalement la comparaison avec le Reine Arcana. Mjöllnir avait une coque en forme d'aiguille, d'une seule pièce, sans aucune trace d'usure. Sous une lumière blanche, son alliage métallique paraissait blanc, car il réfléchissait la plupart des rayons lumineux. Il était plus petit que le vaisseau-amiral de l'Armada. L'échographie de sa structure avait révélé une zone habitable minuscule, pour vingt passagers maximum. Tout le reste du vaisseau était occupé par des machines d'une complexité inaccessible aux ingénieurs vampires.
« Qui a construit ce vaisseau ?
— Impossible de le dire. Il ne nous a pas laissé accéder à ses données. Quant à son âge, nous ne disposons d'aucune méthode de datation fiable ; nous avons analysé des poussières stellaires accrochées sur sa coque, ce qui nous donne une estimation de trois à cinq mille ans.
— C'est-à-dire avant l'unification de Lazarus.
— Avant toute notre histoire moderne. »
Qu'était-il advenu des bâtisseurs de ce vaisseau fantôme ? Ils ne pouvaient qu'avoir disparu, happés par le vide de l'espace ; autrement, n'auraient-ils pas marqué tout l'Omnimonde de leur empreinte ? À moins qu'ils n'occupent des mondes fort éloignés et que Mjöllnir ne soit que le vestige d'une campagne perdue. Ivan imagina des archéologues du futur entrant dans les coursives du Reine Arcana abandonné, dépoussiérant les squelettes de son équipage, discourant sur l'histoire du vaisseau et du peuple qui l'avait bâti.
« Eh bien, ce n'est qu'une relique du passé.
— Une seule chose est sûre : ce n'est pas un vaisseau de transport, ni de débarquement de troupes. Reste la possibilité d'un croiseur de guerre ou d'un vaisseau d'exploration. Dans les deux cas, la propulsion et l'énergie occuperaient une place prépondérante.
— Vous avez eu des années pour l'étudier. Était-ce si difficile d'en apprendre davantage ?
— Vous allez pouvoir le constater par vous-même : nous y allons. »
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
ФэнтезиKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...