54. L'éveil

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Zara avait médité des siècles au sommet de cette pyramide à degrés, cohabitant avec le Dragon au cœur de son rêve. Mais c'était la première fois qu'elle en montait les marches. Elle ne maîtrisait pas la magie d'Arcs onirique pour se suspendre à la toile de l'espace, et devait s'accrocher aux aspérités de la pierre, se hisser à la force de ses bras. Chaque fois qu'elle atteignait une nouvelle plate-forme, la précédente disparaissait, comme emportée par une marée parfaitement opaque.

La lumière au sommet faiblissait ; Zara craignait de ne pas l'atteindre avant que l'esprit du Dragon ne se fût dissous.

Ces chemins de crête, ces sentiers ardus qui mènent aux lieux de méditation, ont une raison. Ils sont une frontière séparant deux mondes, un océan entre deux continents, une interface entre deux conceptions du Temps si radicalement opposées qu'elles ne doivent pas se rencontrer.

Essoufflée, Zara grimpa la dernière marche. Le soleil d'arrière-plan n'avait pas disparu. Une tache noire avait pris naissance en son centre, dont la croissance repoussait sur les côtés sa couronne de lumière, et la diluait en teintes rougeâtres. Quant au Dragon lui-même, il avait copié son apparence humaine et attendait calmement sur son trône. Alors qu'elle paniquait à l'idée de voir ce rêve commun englouti, il attendait la mort avec philosophie, figé dans l'attitude d'un Penseur avachi.

« Parle-moi ! lança-t-elle.

— Je ne suis pas le vent, je suis la tempête... »

Il répétait certains de ses mots favoris, comme on salue ses amis avant un départ en voyage.

« Est-ce que tout cela faisait partie de ton plan ?

— Je suis désolé de t'avoir tant caché, mon enfant. Je comprends le dilemme de Kaldor. De même que le crime parfait est indistinguable de l'absence de crime, le plan parfait doit être indistinguable de l'absence de plan.

— Tu penses dont que Kaldor avait un plan ?

— Nous ne le saurons jamais ! C'est cela qui est admirable. »

Remarquant son trouble, le Dragon éclata d'un grand rire.

« Cette apparence humaine est un cadeau que tu m'as fait. Je t'en remercie. Je l'emporte avec moi ; je te laisse la tienne. Nous ne nous reverrons pas. De toi, j'ai appris bien plus que je ne pouvais l'envisager. Je pense avoir accédé à toutes les vérités qui m'étaient destinées. Toi, tu ne fais que reprendre ton chemin, Aléane.

— Sortons d'ici, tous les deux.

— Je suis bien ici. »

Même si ses frontières se réduisaient à vue d'œil, ce rêve restait un univers familier ; une construction commune, qui constituait leur lien.

« Sais-tu ce que Kaldor a dit au peuple solitaire, lorsqu'il combattit à ses côtés le dévoreur d'étoiles ?

— Comment le saurais-tu ? Tu n'as pas participé à ce combat.

— Ce fut une erreur, en effet. Mais je suis resté attentif. Kaldor leur a dit : n'oubliez jamais que vous êtes des êtres de lumière.

— Qu'est-ce que cela veut dire ? »

Nous n'avons pas le temps de parler par anecdotes et paraboles, pensa Zara. Mais c'était, au contraire, tout ce qu'il leur restait à faire. Deux vieux amis, séparés par le destin, ne peuvent se quitter que sur ces mots convenus, en des termes vagues. Tout comme les déclarations d'amour, il n'est jamais d'adieu réussi.

« Songe que ces mots, avant que je te rencontre, avaient déjà changé mon regard sur l'univers. Tu le vois peut-être comme un espace froid et sombre, dans lequel flottent les constellations d'étoiles. C'est ce que croit Hélios. Mais nous sommes tous des étoiles. Nous ne brillons pas tous aussi fort, ni aussi longtemps, mais nous portons chacun un flambeau. »

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant