Au fond, existe-t-il vraiment un état ou l'homme est indissociable de son milieu naturel ? Ce n'est pas certain. Ce que je tiens pour acquis, en revanche, c'est qu'il existe un état moderne, c'est-à-dire une forme de société dans laquelle la majorité des individus n'a pas à lutter pour sa survie.
Dans cet état, l'environnement a été maîtrisé, de sorte que les principaux dangers ne viennent plus que de la société elle-même.
Quels sont ces dangers ?
L'un d'entre eux est le nihilisme.
Le nihilisme est un artifice intellectuel, une expérience de fin du monde imminente, dans laquelle tout perd son sens et sa finalité. C'est le prétexte de l'homme qui, fatigué de son chemin, s'arrête sur le bord de la route, puis s'exclame : voyez ! Il n'y a rien autour de moi, c'est donc que ce chemin ne menait à rien ; s'arrêter ici revient au même, et il était inutile de dépenser autant d'efforts. Le nihilisme, comme tout sophisme, est un postulat qui se prétend déduction.
Caelus, Notes
Jusqu'au dernier moment, l'imposante bâtisse lui parut abandonnée ; les champs enneigés du domaine, encerclés de poteaux de bois pourris, ne portaient aucune trace d'activité almaine. Des rafistolages incertains constellaient les toits d'ardoise ; même les rideaux derrière les vitres étaient grisâtres, empesés de poussière. Mais Arcana frappa à la grande porte de chêne, ornée d'armoiries hors du temps, comme si elle connaissait tout des lieux et de leurs occupants. Des pas sur un dallage de grès lui répondirent tels un écho, avant que ne retentisse le claquement du loquet.
La porte grinça sur ses gonds ; une domestique humaine apparut dans entrebâillement. Malgré ses haillons couleur cendre et ses doigts amaigris, elle avait un visage harmonieux et de beaux cheveux noirs.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle en les dévisageant tour à tour.
À la Cour, cela lui aurait valu dix coups de fouet, ou peut-être un plus triste destin, selon l'humeur de la Reine et de ses servants. Mais l'humaine ne croisa pas seulement le regard de la reine vampire, elle le soutint, avec une ingénuité qui prouvait son ignorance. Ils se trouvaient ici à l'écart de Kariev. Quelque famille oubliée régnait sur ce domaine décati, pour qui la Reine était un personnage de carte postale.
Arcana sourit, amusée.
« Demande ta maîtresse. »
L'humaine les fit entrer. Il faisait presque aussi froid à l'intérieur qu'à l'extérieur ; un lustre de bois imposant pendait du plafond, encerclé de lourdes moulures de plâtre, toutes couvertes de nids d'araignées. Un escalier d'apparat montait de l'entrée vers l'étage supérieur, avec une galerie de portraits représentant la lignée d'aristocrates. Un vampire souriant, en pourpoint de soie, écrasait du pied la gorge d'un cerf déboisé, dont la langue bleuie pendait de la gueule entrouverte. Une dame à corset, chignon enrubanné de tons crème et myrtille, comme une pâtisserie, tenait dans sa main un éventail ; un jeune garçon en costume noir était assis entre deux livres d'études et un plateau d'échec. Celui-là devait être mort dans sa dixième année, d'une de ces épidémies qui décimaient régulièrement les campagnes ; sans doute l'âme de la famille s'en était allée avec lui. Il ne demeurait plus ici que les vestiges d'une gloire passée.
Arcana essuya ses chaussures de vair sur le tapis et suspendit au portemanteau son hermine tachée de sang, entre deux visons qui prenaient la poussière.
« Nous n'attendions personne, dit une voix de marâtre autoritaire, depuis la salle à manger voisine. Ne leur as-tu posé aucune question ?
— Ils veulent vous voir, maîtresse » répondit la domestique.
Arcana composa son plus beau sourire. À la Cour, elle inspirait la crainte ; ici méconnue, elle pouvait jouer de son charme, en éprouver toute la puissance enivrante. En effet, lorsqu'elle apparut, la maîtresse de maison fut aussitôt conquise.
Les vampires des plus anciennes familles de Lazarus ne savent pas vieillir. Ils ne sont pas pour autant immortels, et viennent à mourir comme tout le monde, mais leur âge peut rester secret jusqu'à leur dernier souffle. Cinquante ans ? Cent ans ? Deux cent ans ? Impossible à dire. Ivan devina cette femme assez âgée, mais uniquement parce qu'elle vivait ici seule, veuve sans doute, ayant abandonné son fils unique à l'armée ou au typhus. Elle portait une robe bien mise, mais passée de mode ; quelques cheveux gris se devinaient dans sa coiffure, mais son visage ne portait que de très modestes rides.
« Veuillez nous excuser, madame, s'avança aussitôt Arcana, en esquissant une révérence parfaite. Nous nous sommes perdus, et la nuit tombant, nous avons craint que le froid ne nous surprenne, aussi avons-nous frappé à votre porte en espérant trouver secours. Vous nous avez fait l'honneur de nous ouvrir votre demeure, mais nous ignorons jusqu'au nom de notre bienfaitrice. »
Cela devait faire assez longtemps que nul n'avait parlé ainsi à l'aristocrate, car son visage s'empourpra de plaisir ; elle reconnaissait quelqu'un du monde.
« Vous parlez à la comtesse Simea d'Olbrikov... madame... » annonça-t-elle, hésitant sur le titre.
Arcana la gratifia alors d'un sourire radieux.
« Une comtesse d'Olbrikov... ici même... c'est donc que nous sommes sauvés ! »
Ivan ne partageait pas son optimisme forcé. Le nom d'Olbrikov ne lui disait rien ; il n'en avait jamais vu à la Cour. Si ladite comtesse se trouvait ici, au fin fond de l'empire, c'était pour une bonne raison. Mais il laissa néanmoins la domestique lui ôter son manteau et la comtesse les emmener pour un tour du propriétaire.
« À qui ai-je l'honneur, pour ma part ? » s'exclama la vampire en les faisant entrer dans son premier salon.
Le délabrement de la demeure contrastait avec son apprêt et son maquillage, d'une manière intrigante, comme si elle avait toujours attendu des visiteurs. Les couloirs de service, dissimulés derrière des murs épais, bruissaient néanmoins du cheminement de domestiques déjà affairés à la préparation du dîner, à moins qu'il ne s'agît de bataillons de rats.
« Oh, intervint aussitôt Arcana, vous ne connaîtriez pas nos noms, je crains, comtesse, et je rougirais d'avoir à vous les apprendre. Vous pouvez simplement nous appeler Arcana et Ivan.
— Je m'y tiendrai, dit leur hôtesse en souriant. C'est un très beau prénom que le vôtre, le même que celui de l'Infante, je crois bien. Une très charmante enfant, nous l'avions vue lors de la présentation du berceau, avec feu mon époux. Elle fera une fameuse Reine.
— Certainement » répondit malicieusement la vampire aux yeux pourpres.
La maîtresse de maison leur présenta des scènes de chasse brodées, des vases de porcelaine inestimables, des tapis de laine importés des montagnes équatoriales, des bijoux de prix et des coquillages fort rares. Chaque phrase se finissait par une anecdote sur son défunt mari, dont un portrait gigantesque ornait la cheminée de la bibliothèque, troisième et dernier salon de réception, réservé aux liqueurs. Un vampire en uniforme d'académie, à la poitrine exagérément bombée, comme s'il cherchait à faire éclater les boutons de sa tunique, à moustache, favoris et monocle. La différence d'âge avec son épouse avait dû se compter en décennies.
Arcana allait tantôt d'une question ingénue, tantôt d'une exclamation feinte, alors qu'aucune des babioles de cette famille d'aristocrates ne valait une de ses minuscules boucles d'oreille de rubis. Ivan flottait derrière elles, cherchant le regard fuyant des domestiques qui apparaissaient derrière les vitres des salons, transportant de l'eau ou du bois de chauffage.
Un majordome en livrée apparut enfin à la porte. Comme les meubles, il accusait le passage des ans. La jeune humaine qui les avait accueillis à l'entrée était la seule trace de jeunesse sincère dans ce manoir croulant.
« Le dîner sera bientôt prêt, madame.
— Nous allons prendre place » dit la comtesse Simea.
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasyKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...