6. Les monstres de la nuit

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Vous craignez les ombres de la nuit, mais ces ombres, que craignent-elles ?

Apprenez qu'il est des monstres plus effrayants encore ; ces monstres sont parmi vous, ils vous ressemblent, ils savent rire et sourire, si bien que vous ne les remarquez pas. Ils chassent la nuit. Et les créatures des ombres, pour menaçantes qu'elles vous paraissent, s'enfuient à leur approche.

Kaldor, Principes


Ivan avait vécu à la Cour et côtoyé la Reine elle-même ; il était vacciné contre les démonstrations de faïence, d'argenterie et de bienséance. Les sommets du savoir-vivre vampire étaient gravés dans sa mémoire musculaire. Le regard perdu, il comptait les couverts lorsqu'on apporta les entrées, des pâtés de gibier, et que la comtesse déclara :

« Si j'avais su que nous allions recevoir de la visite, j'aurais fait saigner un serf. J'espère que vous ne m'en tiendrez pas rigueur. »

Rompue à l'art de la conversation, Arcana parla sans rien dire durant tout le repas, si bien qu'Ivan put se contenter de hochements de tête. Après le dîner, ils passèrent dans la bibliothèque ; Ivan demanda une liqueur de poire, dont il ne but que la moitié.

Au hasard de leurs boniments respectifs, Simea fut ravie de découvrir qu'ils connaissaient tous deux la Capitale. Elle parla de nombreuses personnalités de Kariev, inconnues d'Ivan, et s'épandit en compliments sur le Roi, mort depuis déjà dix ans.

« Kariev me manque, quelquefois.

— N'y voyagez-vous pas en hiver ? demanda Arcana.

— Oh, depuis que je vis seule, je ne peux pas abandonner mon domaine. »

Depuis quelques minutes, la comtesse semblait développer quelque anxiété, son sourire s'était fait plus distant. À regret, elle se leva de son fauteuil.

« Ivan, Arcana, ce fut un plaisir ; je me vois dans l'obligation de vous quitter pour ce soir, mais nous nous reverrons demain pour le petit déjeuner. Mon majordome vous indiquera vos chambres. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, mes domestiques sont à votre service, je vous laisse en compagnie des livres de mon mari. Je serai ravie de vous les prêter si vous y trouvez votre goût ; ces temps-ci, ils ne servent plus à personne... bonsoir.

— Bonsoir » murmura Arcana.

Ivan la suivit du regard tandis qu'elle disparaissait dans le deuxième salon, puis il fit le tour de la bibliothèque. L'âme d'une maison bourgeoise se trouve souvent enracinée dans cette pièce centrale, et mieux que les trophées de chasse des galeries, elle lui apprendrait tout.

« Que cherches-tu ? s'étonna la reine incognito, qui remuait son verre de liqueur à la lumière vacillante des lampes à huile.

— Je regarde. »

Feu le comte d'Olbrikov avait fait grande accumulation de livres ; des éditions rares, des manuscrits uniques ; il y avait ici bien plus de valeur que dans le reste du manoir. D'abord des traités militaires sur les poudres, la mécanique des solides et les ergols de propulsion ; ce devait être un expert en fusées. De la théologie kaldorienne, il chemina bien vite vers l'occultisme et l'alchimie, avec une paire de codex originaux, rédigés dans des langues inconnues, peut-être inventées, que le compte avait acquis à grand frais.

À mesure qu'il parcourait les étagères, les références lui parurent bientôt plus fumeuses ; la théologie se fit apocalyptique, l'alchimie prétendit le rang de science pratique, la démonologie se mit en devoir d'expliquer les humeurs. Les sciences se renversèrent, la cosmologie prétendit que Sol Lazarus tournait autour de la planète, qui elle-même plate, était structurée selon une septoile kaldorienne.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant