4. L'éclat rouge de ses yeux

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« J'avais oublié à quel point tes pensées m'étaient... claires. Je sais ce que tu éprouves pour moi, Ivan. Je le savais déjà quand nous étions enfants. »

Fasciné par sa beauté et repoussé par sa violence, Ivan luttait contre des sables mouvants. Dans ses rêves les plus fous, Arcana devenait sienne et leur amour sincère raccommodait son cœur cruel. Il aurait aimé pouvoir la sauver d'elle-même.

À son exil, il croyait leur relation enterrée pour de bon. Il ne s'attendait pas à la revoir un jour.

« Il y a quelques jours, tu t'es réveillé en pleine nuit. Tu es sorti dehors, malgré le froid, tu as levé la tête. Alors qu'il n'y avait qu'une lune pleine, tu as vu un soleil surgir de l'horizon, traverser le ciel et disparaître de nouveau.

— Comment sais-tu cela ?

— Beaucoup d'entre nous l'ont vécu. »

Ils avaient abandonné le cadavre de l'antilope encore chaud. Ivan regrettait cette décision, mais l'animal ne lui appartenait pas. Arcana l'avait tuée et marquée de son empreinte. Pour quiconque d'autre qu'elle, cette viande aurait été maudite.

La Reine fit un pas de travers ; elle se rattrapa contre un tronc de sapin.

« Ça va » dit-elle rapidement.

Elle se pencha et vomit une partie du sang qu'elle avait bu dix minutes plus tôt. L'instinct la poussait à tuer et à boire ; mais son estomac ne pouvait pas se le permettre. Arcana s'essuya la bouche avec la manche de son manteau,. Le rouge de ses yeux s'assombrit en cramoisi, injecté de la même colère qui prend cet homme face à la bouteille vide, le lendemain de sa rechute.

« Tu as dû entendre son nom, ajouta-t-elle en reprenant le chemin. Celui que tu as vu se nomme Hélios. Il est le dieu que Kaldor a affronté il y a deux mille ans, et il est revenu. »

Elle pencha la tête vers lui, comme pour vérifier qu'il suivait bien ; car Ivan ne l'écoutait qu'à peine, distrait par le retour de ses sentiments brûlants et contrastés.

« Kaldor n'est plus de ce monde, mais il nous a légué le devoir de bâtir l'Armada Secunda. Nous savions depuis quelques années que cette bataille viendrait. C'est pourquoi nous avons cultivé les forces militaires de Lazarus. C'est pour ce projet que tu as été formé à l'Académie militaire. C'est pour ce projet que tous les jours, deux cent fusées décollent de l'équateur.

— Je veux bien croire tout ce que tu dis. Mais cela ne m'explique toujours pas pourquoi tu es ici, Altesse.

— Comme le dit la légende, Lazarus était le fer de lance de l'Armada Magna, il y a deux mille ans. Nous devons être à la hauteur de nos pères et nous élever de nouveau contre l'ennemi de Kaldor. Notre dieu a placé en nous tous ses espoirs. Nous devons prendre la tête de cette Armada et la mener à la victoire. C'est pourquoi, en tant que Reine, j'ai besoin de mes meilleurs vampires.

— La Cour est pleine d'officiers qui se sentiront très honorés de te servir.

— Je n'en doute pas. Ce sont des gens compétents, plein d'ambition, qui connaissent leurs manuels à la lettre. Mais ces manuels ne disent pas comment vaincre un dieu. À la tête de mon armée, j'ai besoin de quelqu'un qui soit capable d'innover. Et je n'ai trouvé qu'une seule personne. Toi. »

Arcana ne manquait pas d'audace ; il se trouvait ici sur son ordre, jeté hors de la Cour comme un malpropre, et la Reine en personne avait décidé de le ressortir du réfrigérateur.

« Je ne suis donc... pour toi, Altesse, qu'un outil que l'on met de côté, que l'on reprend ensuite ?

— Oh, ne sois pas stupide. Ne discute pas mon pouvoir, cette fois, et il ne t'arrivera rien. »

Elle s'arrêta d'un coup. Le sang sur son visage et sur son manteau virait au noir ; malgré cela, Arcana n'avait jamais été aussi belle.

« Voici le marché que je te propose. Reviens à la Cour. Je ne te rendrai pas tes titres, ni ton nom. Tu n'en auras pas besoin. Pour eux tous, pour moi, tu ne seras plus qu'Ivan, le chef de mon armée. Au nom de Kaldor, en mon nom, tu mèneras l'Armada Secunda à la victoire contre Hélios, tu réinstaureras la paix dans l'Omnimonde et tu porteras la fierté de Lazarus bien au-delà des frontières de notre système stellaire. »

Ce n'est pas tout devina-t-il. Une pièce a toujours deux faces. Que veux-tu donc de moi en échange ?

« Mais dis-moi, est-ce ta maison, là-bas, qui brûle ? »

Le nuage de fumée qui soulevait les branches des arbres ne paraissait pas l'inquiéter. Deux ans de la vie d'Ivan partaient en fumée. Ce n'étaient pas les deux meilleures années, certes, mais cette pensée le cloua sur place tandis que la Reine avançait vers l'incendie, comme une touriste en ballade.

« C'est toi ! » s'exclama-t-il aussitôt.

Cette idée lui parut à la fois ridicule et plausible, digne de l'ironie amère qui entourait les manières d'Arcana comme une poche de fiel. Personne n'échappait à ses lubies et ses coups de tête. Elle avait décidé qu'Ivan reviendrait à la Cour pour mener sa guerre. Qu'il accepte ou non, cela lui était bien égal. Elle ne posait pas ce genre de question avec lui ; elle le mettait face au fait accompli.

Le jeune vampire ne s'approcha pas plus ; sur un coup de vent, la fumée fut poussée vers lui, comme un vigile patibulaire qui fait barrage de son haleine de tabac froid pour écarter un journaliste trop curieux. Il ne voyait plus rien de cette résidence abandonnée, sur laquelle il avait cloué quelques planches pour passer l'hiver ; les lueurs des flammes perçaient à peine dans les souffles cendrés.

Il chercha Arcana du regard et tressaillit en la voyant réapparaître à côté de lui, silhouette blanche barrée de traînées noires, dans un écrin de blanc.

« Ils ont tué mes deux gardes du corps et ils ont égorgé les chevaux, indiqua-t-elle d'une voix atone, témoignant plus d'ennui que d'inquiétude.

— Qui ça ?

— Les adeptes d'Hélios. Cela fait deux ou trois fois qu'ils essaient de m'assassiner. »

Ivan se tourna vers les sapins, certain de voir surgir aussitôt le canon d'un fusil de chasseur ; à moins que le tireur embusqué ne soit encore plus loin.

« Réfléchis, le sermonna Arcana. S'ils avaient voulu nous tendre un piège, ils n'auraient pas mis le feu à tes piles de bois. Ils ont dû nous attendre ici et s'en lasser ; alors ils se sont dit que le froid se chargerait de nous.

— C'est une stratégie qui se vaut » dit Ivan en croisant les bras pour préserver sa chaleur.

Lazarus était un monde dur et, plutôt que de lutter contre cet état de choses, la société vampire adhérait à cette loi du plus fort et du plus apte, tel un enfant maltraité recommençant les mêmes erreurs que sa parentèle. Tous les mondes qu'Ivan avait côtoyés, qu'il s'agît de l'académie militaire ou de la Cour, triaient sévèrement leurs membres selon leur aptitude et octroyaient aux plus forts le droit et le privilège de punir les autres pour leur faiblesse.

« Il ne faut pas rester ici, dit-il. Si nous ne trouvons pas un abri avant la tombée de la nuit, nous sommes morts.

— Oh, nous ne sommes pas aussi fragiles. Il y a un domaine à deux heures de marche au Sud. Nous sommes passés sur ces terres à l'aller. J'ai vu le bâtiment de loin. Un manoir de campagne pour une famille d'aristocrates. Allons-y. L'hospitalité est une valeur essentielle de mon Royaume. »

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant