Apprends quel est l'objet de ta peur.
Si tu ne sais pas de quoi tu as peur, comment peux-tu lutter ?
Kaldor, Principes
(1100 mots)
Ivan se sentait lourd. Il prit une inspiration brève et profonde pour se redonner du tonus ; regarda, en arrière, les traces de pas dans la neige. En suivant la piste de l'antilope, il avait marché de manière erratique entre les arbres.
Un silence anormal pesait sur la forêt. Même la panthère des neiges accordait au vampire le statut de prédateur le plus redouté de Lazarus ; bien qu'Ivan fût lui-même un piètre chasseur.
En cas d'échec, nulle viande ne viendrait colorer le bouillon de patates de la soirée ; ce n'était pas une bien grave conséquence pour quelqu'un d'habitué aux rigueurs de l'hiver. Ivan aurait peut-être dû abandonner et aller ramasser du bois. Mais puisqu'il avait perdu son titre, son poste à la capitale, sa place à la Cour, ses biens et ses comptes, il ne lui restait que sa fierté.
Bredouille depuis l'aube, même après trois heures de marche, les doigts engourdis par le froid, Ivan ne rentrerait pas avant d'avoir abattu l'animal. Quitte à l'abandonner sur place, s'il n'avait pas le temps de le ramener avant la nuit.
Devant lui, un tronc abattu, rongé par la pourriture, sortait de la terre comme une épine noire ; la souche lui offrit un abri et un point de vue idéal sur les alentours. Il espérait que les arbres, plus clairsemés dans cette partie de la forêt, se mettent de son côté, s'écartent enfin et dévoilent la bête, fouillant dans la neige fraîche à la recherche de jeunes pousses gelées. Mais les sapins gardaient en place leurs rangs oppressants.
Après deux ans d'exil, cette forêt aurait dû être son repaire, son empire, mais Ivan s'y sentait encore étranger, comme si les yeux ingrats de la Cour portaient jusque sur cette terre gelée. Comme si les chevaliers grandiloquents, les barons infatués et les propriétaires corrompus moquaient encore sa déchéance aussi brutale que son ascension. Lorsque son regard se faisait vague, maudissant cette Cour hypocrite, Ivan croyait en voir les affreux personnages surgir de derrière un tronc d'arbre.
Allons, se dit-il, mon repas m'attend encore.
Il se mit à genoux dans la neige et nicha le canon de son fusil dans un trou du bois. L'acier usagé avait la même couleur que le sapin noir de la Taïga. C'était un modèle militaire, gardé de son service, l'arme des troupes d'élite de la Reine. Leurs détonations sévères, grondantes, claquaient à l'occasion d'une révolte de serfs ou de la mise au pas d'une province récalcitrante.
Le pouvoir de la Reine sur Lazarus s'étendait autant que la forêt et la steppe ; or celles-ci faisaient le tour de la planète, fort éloignée de son étoile, dont les déserts étaient de glace et les tropiques à peine tempérées. Ce pouvoir indicible était comme l'éclat du jour ou le nom de Kaldor : un constituant essentiel de l'univers, un des piliers de la Création, sans lequel la communauté des vampires n'aurait pas su envisager son existence.
Satisfait d'avoir trouvé la position idéale, Ivan s'offrit une vue d'ensemble, à la recherche de la moindre trace, à l'affût du moindre craquement de brindilles. Le vent était tombé, la forêt s'était tue ; après trois heures d'effort, il avait atteint l'instant idéal et son instinct de chasseur prenait le dessus. Emmitouflé dans une parka militaire et couvert de peaux de bêtes, il passait presque inaperçu. Sa respiration se fit silencieuse. Il attendit.
Une tête ruminante surgit d'un buisson, les oreilles dressées en alerte. L'ongulé se confondait presque sur le manteau blanchâtre. Ivan interpola entre les taches noires de ses pattes, de son dos et de ses yeux. C'était une antilope des neiges, un mâle esseulé, dont une des cornes s'était cassée. Une proie facile, pour lui comme pour les lynx et les loups. Mais Ivan était un prédateur supérieur aux loups.
L'algazelle continuait de mâcher des feuilles arrachées à ce buisson sec.
Ivan mit le doigt sur la détente. Il faut attendre le moment propice, se disait-il, sans prendre conscience qu'il venait de le laisser passer.
L'antilope se mit en mouvement, disparut à moitié derrière un sapin décharné. Il essaya de la suivre du regard ; son doigt glissa et appuya dans le vide. Ivan maudit sa maladresse. Il se repassa en mémoire tous les cours de tir de l'académie militaire de Kariev, qui se déroulaient sous l'atmosphère feutrée de l'équateur, en terrasse, entre deux limonades ; avec des armes neuves, préparées par des armuriers. Jamais il n'aurait pensé devoir un jour se servir d'une telle pétoire, dont la crosse de chêne s'était fendue en deux, dont il raclait la rouille tous les jours, dont la poudre manquait.
Ivan était-il prompt au découragement ? En tout cas, si l'on avait conté ses mésaventures à l'aréopage de la Cour, l'assemblée des nobles se serait gaussée de ses maigres exploits. Mais la Cour ne parlait pas des ostracisés. Ceux qui avaient déçu la Reine, déchus de leur rang, se voyaient condamnés à l'oubli.
L'antilope traînait toujours dans les mêmes mètres carrés. Ivan la remit en joue. Il constata une boursouflure sur une de ses pattes, une morsure qui n'avait pas cicatrisé. Le troupeau en migration avait abandonné ce traînard. Cruelles sont les lois de la Nature ! Mais au moins, elles lui permettraient de manger à sa faim.
L'ex-militaire appuya sur la détente, mais le coup ne partit pas. Il s'accroupit en maugréant derrière la souche d'arbre, ouvrit la chambre, ôta la cartouche qui n'avait pas pris feu. Si le projectile lui explosait dans la main, il perdrait la main ; s'il perdait la main, seul dans la forêt orientale de Lazarus, il perdrait la vie.
Le fusil rechargé, il ferma les yeux et inspira longuement. Il ne s'accordait qu'une seconde pour se relever, viser et faire feu.
« Ivan ? »
Son cœur fit un bond ; les mains crispées sur son fusil, il tourna la tête.
Une vampire le regardait.
Elle était recouverte d'un manteau de blanche hermine, aussi pur que la neige ; son visage semblait flotter au-dessus du sol. Ses yeux incandescents se posèrent sur lui comme un songe ; ses canines de seigneuresse apparurent lorsqu'elle lui sourit. Il ne l'avait pas entendue venir. Tel était le privilège de la Reine. S'il y avait une hiérarchie des prédateurs sur Lazarus, alors Arcana se situait au sommet, et Ivan, même jeté hors des frontières de son royaume, ostracisé, abandonné et moqué par la Cour, lui était entièrement soumis.
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasiKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...