48. Le fil noir

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Ils sauront toutes vos faiblesses.

Si vous ne les connaissez pas vous-mêmes, vous êtes perdus.

Kaldor, Principes


Hélios n'employait pas de sons, ni même de mots, ni d'ondes magnétiques. Mais ce trait de lumière parti de Realis, comme un coup de pinceau résolu sur le vide spatial, tirait avec lui des émanations d'Arcs, qui s'étendaient comme une nappe d'huile. Hélios se rapprochait de l'étoile annelée. Visible de toute la flotte, il fut bientôt audible pour les rescapés de la bataille.

Voyez ! J'ai abattu tous les anciens dieux. Vous m'adorerez, car je suis votre soleil, et vous n'adorerez pas d'autre dieu que moi.

Sur la passerelle de l'Indra, les yeux se détachèrent des écrans ; les mains s'arrêtèrent de frôler les commandes tactiles. Certains pilotes se retournèrent, car ils avaient l'impression qu'on venait de prononcer ces paroles dans leur dos. Garrison, qui prenait encore des notes, ajouterait plus tard à son compte-rendu que chacun avait traduit à sa propre manière. Car le langage d'Hélios agissait en-deçà du conscient, dans la zone floue où se heurtent les instincts et les émotions.

J'apporterai la vérité au monde. Je vous apporte vos vérités, qui sont aussi les miennes, et mes vérités vous changeront, vous détruiront, et elles changeront vos mondes, et elles détruiront vos mondes. Et lorsque tous ces mondes auront été détruits, je vous mènerai en en univers nouveau.

Un instant de flottement traversa la salle de contrôle, comme si l'on attendait un signal. Même Ek'tan, plutôt que d'ordonner la retraite immédiate, perdit un temps précieux dans cette pause. Mjöllnir et les derniers vaisseaux des vampires restaient immobiles, quelques points brillants posés par-dessus le lac de brume des anneaux solaires, comme s'ils dérivaient à leur surface.

Les membres d'équipages ne furent pas tous frappés au même moment. Certains ne comprirent pas cet instant qui s'ensuivit. Ils eurent l'intuition qu'une phrase leur était murmurée, mais ils n'eurent pas le temps de l'écouter, comme un sermon sur la colline dont le moment de grâce est étouffé par un coup de vent. Ils jetèrent autour d'eux des regards inquiets ou étonnés, car chacun en cet instant fut seul au monde, et incapable d'imaginer ce que les autres pouvaient ressentir.

Malgré la menace d'un choc brutal, qui les écraserait contre les murs ou le plafond, plusieurs pilotes, artilleurs et analystes se détachèrent de leurs sièges de gestes brusques, comme s'ils y étaient devenus allergiques. Certains furent pris de manies erratiques, jouèrent avec les boutons de leur veste, se mirent à fredonner, d'autres s'enfermèrent dans leur monde et devinrent imperméables à ce qui se déroulait autour d'eux. Un homme essaya de sortir de la pièce ; il tambourina contre les portes blindées sans même avoir essayé d'en activer la commande, comme un amnésique qui aurait oublié les principes les plus basiques de fonctionnement du vaisseau.

La passerelle se divisait ainsi entre ceux qui avait compris, et ceux qui n'avaient pas compris, qui regardaient les premiers avec une inquiétude croissante, craignant qu'ils eussent été contaminés par une maladie de l'esprit. L'amirale Ek'tan se leva, fit un tour sur elle-même ; on crut qu'elle annoncerait quelque chose, qu'elle donnerait un ordre clair, qu'elle prendrait en main le sauvetage de l'Armada. Hélios progressait toujours en direction de Sol Realis, il atteindrait l'étoile dans une poignée de minutes.

Elle ouvrit la bouche sans émettre aucun son. Elle tomba à terre, le visage dans les mains, et se mit à marmonner.

À ce signal, la paralysie se mua en hystérie collective. Des hommes écrasèrent les poings dans leurs moniteurs tactiles, envoyant des commandes contradictoires, brisant les écrans ; ils s'arrachèrent les cheveux et se mirent à hurler des insultes. Alors qu'on maîtrisait les plus agressifs, un gloussement moqueur retentit dans la pièce.

Garrison avait lâché son carnet de notes et riait, d'un rire sinistre ; le rire d'un homme désabusé, arrivé à un état de déception tel qu'il n'a plus qu'à se moquer de lui-même.

De toute la passerelle, Sahir était l'officière la plus haut gradée à ne pas être infectée. Car elle avait déjà entendu la vibration de son fil noir, cette note désaccordée, solitaire, dont la résonance peut détruire chacun d'entre nous. Elle connaissait déjà cette vérité cruelle. Vous n'êtes pas à la hauteur. C'était une maladie chronique qui pouvait ressurgir à tout moment, mais qui ne pourrait plus jamais la surprendre.

L'amirale Ek'tan ne disait rien, ne riait ni ne pleurait. Elle était comme un automate bloqué. Bien qu'elle se trouvât physiquement au centre de la pièce, les officiers agissaient sans tenir compte de sa présence. Certains se tournèrent vers l'ingénieure-major.

« Vos ordres, ingénieure Sahir ! »

Elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Sahir était une conseillère technique ; une spécialiste qui ne s'était jamais trouvée dans une telle position. Elle pensa à Adrian. S'il avait été ici, il aurait pris la bonne décision.

Mais Adrian n'était pas ici et plusieurs personnes se battaient dans la pièce.

« Nous allons tous y rester » dit froidement Garrison.

Il tremblait, incapable de retrouver son calme, comme un navire secoué par la tempête. Sahir ne reconnut pas son regard. Elle comprit que tous ces humains avaient été confrontés à leur fil noir, que celui-ci avait été grossièrement décousu ; qu'Hélios avait ouvert la porte dérobée de leurs âmes et révélé leur talon d'Achille. Il ne craignait pas l'Armada exsangue. Peut-être devait-il leur montrer l'étendue de son pouvoir sur leurs esprits, pour qu'ils l'acceptent comme dieu.

« Vous n'êtes pas faite pour commander, remarqua l'ambassadeur terrien, se faisant l'écho de ses doutes. De toute façon, rien de ce que vous pourrez décider ne nous sauvera. Hélios est trop proche de Sol Realis. Une fois entré dans la chromosphère de l'étoile, il est probable qu'il provoque une explosion qui anéantira notre flotte.

— Envoyez un message à tous les autres vaisseaux, dit Sahir. Nous rejoignons le pont d'Arcs.

— Le Trident a déjà annoncé qu'il engagerait le combat.

— Que disent les autres vampires ?

— Rien. Et Mjöllnir s'est cloîtré dans un champ d'intégrité impénétrable. Non, attendez... par Kaldor... »

Une confusion similaire devait régner à bord des vaisseaux vampires. Sahir ignorait que ceux-ci étaient dirigés par des humains placés dans des IM, où les veines de l'inconscient battaient si fort que le fil noir les avait touchés au cœur.

Le Trident, malgré le discours de bravoure de ses officiers généraux, prit une toute autre course. Son nez plongea d'un angle de trente degrés en direction des anneaux intérieurs de Sol Realis. Ses propulseurs s'allumèrent à pleine puissance, crachant un jet de plasma et de particules exotiques, qui marqua la coque de son voisin d'une traînée noire. Le vaisseau pénétra le nuage de poussière et y creusa un sillon de cent kilomètres. Les flammes bleues de ses réacteurs perçaient à peine le brouillard. Elles disparurent bientôt dans la frontière des anneaux intérieurs, où scintillaient les astéroïdes enflammés.

Une boule de lumière souleva la surface dorée des anneaux, tout près du soleil. Des traînées de lumière incandescente apparurent, dispersées comme les mille sages de Kaldor, immobiles tels les vestiges d'un feu d'artifice, crépitant de toutes parts et bientôt effacées.

Garrison se mit à rire.

« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ! Quel abruti a-t-il bien pu inventer ça en premier ! En fait, ce qui ne me tue pas m'accorde un sursis. Et la vie n'est pas une lutte homérique, c'est une successions de petites blessures ; seule la dernière est mortelle. Vous avez construit de grandes flottes stellaires, des armes prodigieuses ; vous vous êtes élevés au rang des dieux, et finalement, vous êtes tués par un rien. Une poignée de pirates sabordant vos navires. Un mouvement de panique. Une simple phrase. Tués par une phrase ! »

Sahir lui asséna une claque bien méritée. La surprise l'occupa un peu.

« Les vampires nous suivent, mais le pont d'Arcs s'est encore rapproché du soleil, et ils craignent qu'il devienne instable.

— Mjöllnir nous précédera. Ce vaisseau a tout ce qu'il faut pour stabiliser le pont. En avant ! »

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant