Le regard d'Adrian rencontra celui d'un mouton. La face placide de l'animal, découpée sur un ciel bleu impeccable, oscillait au rythme des ruminations de sa mâchoire. Il ressemblait à ce collègue assis en bout de table qui, durant toute la réunion, hésite à parler.
L'alchimiste se leva d'un bond. La soudaine inversion du ciel et de la terre lui fit perdre l'équilibre ; il tomba, se releva de nouveau, tomba encore comme un ivrogne persistant. Enfin, l'uniforme taché d'herbe fraîche, la moustache décorée de pétales de fleurs, il pointa un doigt vers un ennemi invisible et gronda :
« Je sais ce que tu as fait, Zögarn ! »
Bien qu'il en fût peut-être un peu responsable.
Il régnait une quiétude apaisante dans cette vallée, ceinte par des montagnes inflexibles, dont les sommets touchaient les nuages. Le troupeau de moutons se moquait bien des cris d'Adrian et continuait à brouter tranquillement. Ils ignoraient sa présence avec superbe, se cognant parfois contre ses jambes.
L'alchimiste entendit le tintement d'une clochette, attribut généralement dévolu au chef du troupeau, signe d'une activité humaine.
« Et d'abord, où m'as-tu envoyé ? Je ne connais pas cet endroit. Je n'y suis jamais allé. Ou alors, dans une autre vie ! »
Adrian quitta le troupeau et marcha droit devant lui durant plusieurs kilomètres. En chemin, son pied rencontra un fragment de métal calciné, qu'il rangea dans la poche de sa veste. C'est la Terre, voulut-il se persuader. Je reconnais les moutons.
Il se trouvait en fait à Stella T'schitza, ou T'schnizta selon les sources, aux confins de l'Omnimonde, sur une planète que Kaldor n'avait jamais visitée et que l'Armada n'avait pas même reportée sur ses cartes.
Chauffé par le soleil éclatant des altitudes, Adrian ôta sa veste et l'abandonna sur le chemin. Son front lui brûlait déjà. Je dois retourner sur l'Indra, se disait-il. Je dois retourner sur le vaisseau. L'Armada aura encore besoin de moi. Je ne suis pas un soldat, certes, mais un fameux ingénieur, un alchimiste, donc un débrouillard.
Il essaya de se souvenir du nom du système stellaire où se déroulait la bataille. Car il s'imaginait encore bricoler un poste de radio, envoyer un message sur les ondes courtes et embarquer sur le premier vaisseau venu – ignorant que Stella T'schitza n'avait connu le passage d'aucun vaisseau depuis plus de deux mille ans, et qu'on venait tout juste d'y réinventer la machine à vapeur.
Son premier trou de mémoire s'élargit en gouffre. Il ne se souvenait plus que des petites oreilles du mouton, du brin d'herbe coincé entre ses molaires, des fleurs jaunes sans odeur où bourdonnaient des abeilles.
Adrian fouilla dans ses poches, mais il n'y trouva qu'un tournevis et un bout de métal. Contrairement à Garrison, il n'emportait jamais de quoi noter. Il ferma les yeux et essaya de fixer des images dans sa tête. Un ambassadeur de la Terre. Une ingénieure extraterrestre avec les cheveux blonds. L'amirale avec sa cicatrice sur la joue. Un général vampire. Ou peut-être juste un homme un peu pâle.
Quel système ? Quels vaisseaux ? Pourquoi ?
Il se cacha le visage pour échapper au disque solaire, dont la morsure cuisante lui rappelait quelque chose.
« Tu es en train de me les enlever ! Clama-t-il. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? Pourquoi suis-je ici ? »
Un vampire avec une cicatrice. Une amirale aux cheveux noirs. Un terrien. Et le vampire se nommait Garrison. Ou Carlson. Ou peut-être juste Carl. Il portait la moustache. Non, c'est moi ! Mais lui aussi, peut-être. Et une planète avec des océans. Elles ont toutes des océans ! Des palmiers, des poissons. Une autre planète avec des océans. Un peu moins. Et des falaises, de l'herbe. Ici aussi, il y a de l'herbe ; là-bas elle est moins verte, plus sèche. Et un astre sombre, qu'on ne voit que la nuit. Une étoile avec des anneaux. Ou sans anneaux. Quelle importance ?
« Tu n'as pas le droit ! »
Mais peut-être que si. Peut-être que cela faisait partie de leur pacte. Car Adrian von Zögarn ne pouvait être né que d'un pacte.
Zögarn, comme toujours, faisait au mieux pour le protéger ; aujourd'hui, c'était l'arracher à ce monde de dangers, l'installer dans un petit coin où l'ombre ne portait pas encore, pour quelques années si nécessaire. Adrian finirait par quitter cette planète. Mais, à ce moment, ou bien l'univers aurait été anéanti, ou bien il aurait été déjà sauvé.
« Tu n'as pas le droit... » dit l'alchimiste en levant les yeux au ciel. Il lui semblait entendre encore l'appel de ces étoiles lointaines...
Il fronça des sourcils.
« Tu n'as pas le droit... tu n'as pas le droit... de qui parle-t-on, au juste ? Et qu'est-ce que le droit ? »
Tournant des talons, il aperçut une veste en toile synthétique abandonnée dans les chardons, qu'il jeta sur ses épaules pour se protéger du soleil. Adrian se mit à siffloter. Où suis-je ? Où vais-je ? En ramenant ces questions au champ de la philosophie, elles lui parurent moins inquiétantes. Il invoqua à ses côtés la figure rassurante de Socrate, qui lui confirma que personne ne savait rien et que, par conséquent, il n'y avait aucun mal à ne pas savoir. Socrate lui conseilla également de se connaître soi-même et de se brosser les dents trois fois par jour.
Puis il se dit qu'il commençait à avoir faim, lorgna du côté des moutons et se mit en quête de leur propriétaire.
Ainsi était Adrian. Il ne sauvait pas les mondes ; il n'en avait pas le temps ; il ne faisait que passer. Il assistait les héros dans leurs exploits, ou bien il assistait à leurs exploits. Dans les deux cas, les souvenirs finissaient par accuser le temps, comme de vieilles photographies oubliées au fond d'un tiroir.
VOUS LISEZ
Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasyKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...