3. Arcana

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Dans le régime monarchique le plus absolu, le roi n'incarne par le pouvoir. Le roi est le pouvoir. Il n'est donc plus tout à fait almain.

Lazarus avait porté ce principe à son paroxysme ; depuis des siècles, le pouvoir s'était transmis le long d'une dynastie de puissants vampires, si obsédés par la pureté de leur famille qu'ils formaient presque une branche distincte de leur espèce. Cette folie transgénérationnelle prit fin avec la reine Arcana.

Caelus, Histoire de l'Omnimonde


Arcana était reconnaissable entre toutes, une synthèse vertigineuse de beauté et de cruauté héritée du passé le plus lointain de la race des vampires. Son regard portait loin, jusque dans les cœurs de ses sujets, dont elle semblait pouvoir sonder les tréfonds. Elle lisait dans les pensées, selon la rumeur ; rien ne pouvait donc la surprendre.

« Ta pitance de ce soir, comprit-elle en souriant. Donne-moi ça. »

Ivan la laissa prendre le fusil, sans savoir si elle ne s'apprêtait pas à l'assassiner sur place. Il avait pensé à elle de nombreuses fois, durant ses deux années d'exil ; il avait même nourri l'espoir secret qu'Arcana le gracie un jour et le réinstaure dans ses fonctions. Mais l'Arcana de ses rêves ne pouvait être qu'un décorum insipide, un personnage flasque, sans rien de la profondeur et du mystère qui voilaient toujours la Reine. Elle se situait au-delà de ce monde ; toutes les choses sur Lazarus lui appartenaient. Les grands barons étaient aussi impuissants face à elle que de simples serfs des campagnes.

« Voyons-voir » murmura-t-elle en mettant l'antilope en joue.

L'animal mâchait toujours ses feuilles ; bien qu'Arcana se tînt debout à une centaine de mètres de lui, il ne l'avait pas vue ; il ne la verrait qu'au moment de sa mort.

Quand elle se promenait dans les grands magasins de la Capitale, en compagnie de ses domestiques, Arcana était libre de se servir sur les étagères sans payer ; tout commerce qui pouvait s'enorgueillir d'avoir accueilli la Reine voyait aussitôt son chiffre d'affaires tripler dans le mois. Prendre une vie, c'était la même chose pour elle ; qu'il s'agît d'un animal, d'un humain ou d'un vampire.

Ivan écrasa ses paumes sur ses oreilles pour étouffer le bruit de la détonation ; mais les vibrations du choc le poursuivirent plusieurs secondes et un tremblement irrépressible agita sa colonne vertébrale. Arcana eut un sourire de satisfaction. Elle laissa tomber le fusil à côté de lui et marcha à grandes enjambées en direction de l'antilope.

Lorsqu'Ivan la rejoignit, elle s'était déjà agenouillée et penchée sur la bête mourante. Un petit ruisseau de sang coulait sur la neige, qui fumait à son contact comme une marée de lave rencontrant l'océan. La Reine vampire n'avait pas porté un tir mortel ; ce n'était pas son but, car la mort appartenait à ses crocs, et non à ce vieux fusil.

Attirée par le sang, Arcana maintint le cou de l'animal en place d'une main ferme, dans un gant de mousseline déjà taché de sang. Elle planta ses dents dans sa chair tendre et se nourrit durant près d'une minute. Ivan s'était assis à côté d'elle, à la fois écœuré et désabusé. Il traça du doigt une septoile dans la neige ; elle était peu épaisse par ici et son doigt rencontra la terre gelée. L'étoile à sept branches, symbole de Kaldor, devait accompagner chaque être vivant lors de son passage. Arcana s'en fichait éperdument. En théorie, son pouvoir descendait tout droit du dieu-sage, dont elle accomplissait les volontés. Mais elle ne pensait certainement pas à Kaldor en saignant ce gibier. Rien qu'à elle et à son désir du moment.

Elle rejeta la tête en arrière, rassasiée ; du sang se figeait déjà sur son blanc manteau d'hermine, sur son visage angélique, sur ses canines et à la commissure de ses lèvres. Les vampires n'avaient pas besoin de sang pour survivre. Pour compléter leurs apports en fer, les plus pauvres se contentaient de plats de lentilles. Mais le sang était le mets des princes, qu'on servait à la Cour en cocktails, agrémenté de jus d'airelles, sucré ou salé, que l'on buvait à la santé de la Reine. Ivan en éprouvait désormais une sainte horreur. Il eut un mouvement de recul paniqué lorsqu'Arcana, sourire aux lèvres, s'approcha de lui.

« Tu m'as manqué, dit-elle en passant un bras autour de son cou.

— C'est toi, Altesse, qui a décidé de me bannir. »

Il renonça à la repousser. Ivan ne savait pas dire non à la reine de Lazarus. Ou plutôt, il ne l'avait fait qu'une fois. Ayant déçu la Reine, il aurait mérité la mort ; au lieu de cela, il avait été expulsé de la Cour.

« Crois-tu que j'avais le choix ? »

Arcana lui parut aussi troublée que les fantasmes de ses rêves, qui faisaient d'elle tantôt l'objet de son désir ou de sa crainte, passant cette main autour de sa taille, tenant de l'autre le couteau du sacrifice.

La Reine posa ses lèvres sur les siennes. L'amertume du sang se mêla à la douceur du baiser. N'avait-il pas rêvé mille fois de ce moment ? Arcana s'écarta de nouveau, passant la langue sur sa dentition éclatante, souriante toujours, comme si elle venait de goûter à quelque chose de nouveau.

« Je suis la Reine, déclara-t-elle en se rasseyant parmi les traînées de sang, qui formaient comme un dessin autour d'elle. Mettre en doute ma volonté, c'est déjà détruire mon pouvoir. Détruire mon pouvoir, c'est me détruire. Me contredire, c'est mettre en doute ma volonté. Tu m'as déçu, Ivan. C'est pour cela que je t'ai retiré ton nom.

— Pourquoi es-tu venue, Altesse ? »

Le moment d'extase était passé. Son regard se fit vague ; peut-être s'ennuyait-elle déjà. Ivan fut pris d'un nouveau tremblement.

« Tu es tout maigre, remarqua-t-elle. On dirait que tu as froid. Je suis passée devant une maison de trappeur à une heure d'ici ; c'est là que tu habites, n'est-ce pas ? Allons-y. Nous parlerons sur le chemin. »

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant