51. La vérité d'Ivan

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Toute vérité n'est pas bonne à entendre, c'est certain. Toute vérité est-elle bonne à dire ? Voilà de quoi occuper les grands penseurs pendant plusieurs millénaires au moins.

Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants


Ce n'est pas de l'amour.

Toute vérité n'est pas bonne à entendre. Beaucoup, dans la flotte, venaient de le comprendre. Ces vérités étaient leurs failles secrètes ; certains étaient fort loin de s'en douter, d'autres choisissaient de les ignorer. Elles les plongeaient dans un désarroi aussi brutal que le vide de l'espace.

Ce n'est pas de l'amour. Ayant entendu cette phrase, Ivan voulut l'ignorer. Mais elle incarnait toutes les contradictions du vampire. En la regardant de plus près, entre chaque mot se trouvaient d'autres aphorismes, d'autres phrases, de plus en plus détaillés, jusqu'à l'infini.

En effet, la reine Arcana ne l'aimait pas. Il n'aimait pas la reine Arcana. Il aurait fallu être un idiot pour prétendre le contraire. Plus jeune, elle avait exercé une certaine fascination sur lui. Il l'admirait pour son assurance, pour sa vivacité d'esprit ; elle aimait être l'objet de cette admiration. Il craignait sa colère, sa cruauté et sa sauvagerie, la facilité avec laquelle elle ôtait ces vies dont elle avait la garde. Or Arcana ne régnait que par la peur, elle ne se sentait grande qu'en exerçant cette terreur. Aussi la reine aimait-elle sentir la peur dans sa Cour, parmi ses conseillers.

C'était la peur qui emballait son cœur chaque fois qu'elle s'approchait de lui, qu'elle lui montrait quelque attention. Et ce sentiment de vide lorsqu'il avait été banni de la Cour, ce sentiment inconnu de lui jusqu'alors, c'était le soulagement !

Même si Ivan avait gagné la guerre, même s'il était revenu à Lazarus en héros, même s'il avait épousé la Reine, cela n'aurait jamais été de l'amour. Juste un concours de circonstances. Une manière convenable pour Arcana de réaffirmer son pouvoir, de montrer qu'elle faisait ce qu'elle voulait en ce monde. Elle se serait lassée de lui après quelques années et l'aurait tué dans son sommeil. Comme elle avait tué la plupart des chiens-loups de compagnie offerts par son père. Par accident. Par jeu. Pour essayer.

Arcana était une vampire d'un temps passé, dont l'instinct de destruction ne pouvait être arrêté, ni même combattu.

Ce n'était pas de l'amour. Elle aussi n'en éprouverait jamais. Rien ne pouvait faire fondre son cœur de glace ; elle était perdue.

Ivan s'effondra contre le mur et demeura ainsi une minute entière. Ses assistants, aux prises avec leurs propres démons, ne s'occupèrent pas de lui. L'un d'entre eux frappa du poing contre la porte du Narthex, donc contre le champ d'intégrité de Mjöllnir, jusqu'à ce que son poignet se brise.

« Cette bataille est un échec. »

Il crut que quelqu'un d'autre avait parlé, mais c'était bien lui, émergeant de ses révélations, hagard, mais toujours en vie. Jusqu'à présent, il ne voulait pas admettre la défaite. Il recomptait les vingt-et-un vaisseaux rescapés de la flotte, incluant l'Indra et Mjöllnir. Il les recomptait sans cesse, comme si cela rendait leur nombre moins ridicule, tel un avare sans le sou secouant le coffre qui renferme ses maigres piécettes.

« Nous devons nous replier. »

Ses officiers le regardaient avec des yeux éteints, alors Ivan répéta sa phrase en un hurlement féroce. Il s'installa lui-même devant les écrans et constata que Mjöllnir n'avait pas attendu son ordre. Le vaisseau fonçait en direction du pont d'Arcs, suivi par le reste de l'Armada. Le Trident avait mêlé ses débris aux anneaux du soleil.

« Même si nous arrivons à sortir du système, où irons-nous ? intervint un vampire, hésitant, comme s'il saupoudrait ses mots. Nous n'aurons jamais assez d'autonomie. L'état des vaisseaux est précaire. Ils ont perdu de l'atmosphère, des vivres, de l'énergie, des systèmes vitaux.

— Nous irons sur la planète la plus proche voulant bien nous accueillir. »

Mjöllnir fut agité d'une profonde secousse et, d'instinct, Ivan s'accrocha à une colonne de laiton décorative. Il remit son casque et étudia les relevés. Il ignorait si la servante dirigeait ce vaisseau, ou s'il se dirigeait tout seul ; en tout cas lui, le grand chef de l'Armada, ne contrôlait plus rien, et ne pouvait que se faire une vague idée de la stratégie en cours.

Mjöllnir avait réduit l'intensité de son champ d'intégrité et activé ses puissants générateurs d'ondes gravitationnelles. Ces machines faisaient vibrer l'espace lui-même, occasionnant des variations locales de la notion de distance ; sur les écrans, l'image de Sol Realis était parcourure de vaguelettes. Les ondes se dirigeaient vers le pont d'Arcs, mais certaines se réfléchissaient sur lui, secouant la flotte en retour.

« Nous n'aurons que soixante secondes de stabilité » prévint le vaisseau qui précédait la troupe tel un poisson-pilote. Ce message laconique, publié sur le réseau local de l'Armada, en disait long sur l'énergie nécessaire à supporter le pont.

La distorsion permanente occupait un volume d'espace très réduit ; les vaisseaux arriveraient à mille kilomètres par seconde et ne ralentiraient pas à son approche, ce pourquoi leur trajectoire devait être précise au millimètre près. S'approchant du pont, Mjöllnir fit augmenter l'intensité de ses générateurs. D'invisible, le pont d'Arcs devint un œil pourpre, une pupille noire entourée d'un halo émettant des résidus infrarouges.

« Allez-y ! » s'impatienta Ivan, suspendu aux données des écrans, spectateur impuissant de sa bataille.

Un premier vaisseau s'engouffra dans le pont d'Arcs. Ils se succédaient à deux secondes d'intervalle ; l'Indra fermait la marche.

Dix secondes plus tôt, Hélios venait d'entrer dans Sol Realis ; l'image avait traversé l'espace comme le messager de la bataille de Marathon, à la vitesse de la lumière, et leur parvenait tout juste. Un gouffre se creusait dans la chromosphère, qui atteignit bientôt les couches inférieures, où se déroulaient les réactions de fusion. Les anneaux extérieurs enflèrent et se mirent à scintiller : ils étaient soufflés par une vague de rayonnements. Un refroidissement s'opéra au cœur du brasier ; Sol Realis se para d'un cyclone rouge, comme la tache de Jupiter, autour duquel le plasma circulait dans le sens horaire. Une série d'éruptions déchira la surface de Sol Realis. Plusieurs détecteurs installés par les vampires furent détruits ; Ivan ne disposait plus que d'images chiffonnées, en noir et blanc. La température à la surface de Mjöllnir atteignit les trois mille degrés Celsius. Le vaisseau était une lame chauffée à blanc dans le vide spatial, plongée dans un bain de radiation mortelles. D'une main, il maintenait ouvert le pont d'Arcs ; de l'autre, il protégeait les derniers vaisseaux du vent solaire.

Hélios semblait avoir atteint le centre de Sol Realis. Tel un parasite stellaire, il comptait la dévorer de l'intérieur. Ivan remarqua que l'étoile n'était plus sphérique ; son équilibre interne avait été rompu. Elle s'effondrait sous son poids, offrant au dévoreur son festin tant attendu.

Ô, ma troisième étoile.

Peu d'élus dans cet univers avaient assisté à la mort d'une étoile. Sol Realis sembla s'aplatir en deux dimensions ; une partie de sa matière fut expulsée en forme de galaxie spiralée. Ces galaxies, se souvenait Ivan, orbitent autour d'un trou noir central. Il se demanda si chacun de ces dévoreurs de mondes était un être comme Hélios.

Ivan l'ignorait, mais lorsqu'il eut cette pensée, il se trouvait très près d'une des vérités essentielles du dévoreur d'étoiles. Mais il ne put l'atteindre. L'explosion de Sol Realis jeta dans l'univers des fragments d'esprit, comme un squelette dispersé par les charognards : tous les rêves de l'étoile qui venaient de prendre fin. Une vague de terreur, d'amertume, un sentiment de trahison ; car on avait promis au peuple de Realis le retour de son soleil, et celui-ci lui était enlevé, laissant la planète s'éteindre dans les abîmes de l'espace.

L'Indra s'engouffra dans le pont d'Arcs. Ce dernier vibrait comme un fauve qui lutte contre ses chaînes. Il vomissait des souffles de matière, la poussière du Panthère des Neiges, qui oscillait entre ses deux bords comme un train faisant l'aller-retour sur sa ligne. Mjöllnir se mit alors en mouvement. Malgré ses amortisseurs inertiels, l'accélération fut si brusque qu'Ivan fut arraché à sa prise et jeté contre le mur. Le choc lui fit perdre connaissance.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant