39. Le monopole de l'espoir

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Lorsque Shani arriva à Stella Realis, Hélios n'était plus qu'à quelques jours-lumière du système stellaire. S'il s'était déplacé exactement à la vitesse de la lumière, il aurait été invisible. Mais sa vitesse réelle était inférieure, de sorte que la lumière qu'il émettait avait déjà atteint Stella Realis, comme un terrible présage. En raison de sa vitesse, le dieu-soleil crachait de puissants rayonnements gamma ; mais Shani le voyait comme on le voyait dans la Noosphère ; un disque orange et rouge, parcouru de bouillonnements frénétiques, une étoile plus grande et plus lumineuse que toutes les autres étoiles du ciel.

En comparaison, Sol Realis lui parut bien pâle, malgré son diamètre de trente fois celui d'une naine jaune. Shani en fit le tour. Tout le système était silencieux, jusqu'à sa Noosphère à peine parcourue de pensées fugaces, comme des mots d'amour que l'on ravale cent fois sans les prononcer. Sol Realis avait conscience que de grandes forces convergeaient sur elle, et que son destin basculerait en quelques secondes. Pour l'heure, Hélios n'était encore qu'un point dans le ciel et son armée, une hypothèse.

En s'écartant de l'étoile, Shani découvrit que Sol Realis possédait des anneaux. Vers l'intérieur, c'étaient des filaments de plasma blanchis, étirés comme un banc de nouilles de riz, parcourus d'infimes vibrations. Une sorte de matière métastable très peu dense. À l'extérieur, des roches très riches en fer, des gaz, des poussières.

Une planète du système avait dû glisser de son orbite en direction de l'étoile. Passé la limite de Roche, à cause du différentiel d'attraction exercé sur sa matière, elle avait éclaté, comme fracassée sur un mur invisible.

Sol Realis elle-même n'appartenait pas à la classification astronomique habituelle des étoiles. Le Dragon s'était montré évasif à ce sujet, mais ce système stellaire avait été le théâtre d'expériences divines, à laquelle lui et sa race ne pouvaient être étrangers.

Shani tenta de sonder l'âme de l'étoile, mais elle se montra méfiante, comme un mollusque qui se rétracte au moindre contact, se retranchant derrière des miroirs opaques. Il s'était attendu à des pensées exubérantes, grandioses, bavardes, un soleil auréolé de gloire impériale, confit dans les honneurs rendus par ses peuples assujettis ; or Sol Realis était un poète secret, enfermé dans une antre croupie. Les peuples à proximité étaient donc construits de la même manière.

Et en effet, le médiateur de Kaldor circula longtemps avant de trouver l'unique planète du système. Elle se situait au-delà de la zone des Goldilocks, dans une ombre perpétuelle à moins deux cent degrés Celsius ; sa surface était un glaçage de méthane surmontant une croûte de roche. On aurait dit un concentré de déchets toxiques, arsenic, antimoine, radium, uranium.

Realis était impropre à la vie, donc inhabitée.

C'est du moins ce que crut Shani à première vue.

Il perçut enfin les ramifications de la Noosphère locale ; hormis certains Arcs tendus dans le vide, jusqu'à l'étoile, elle ne s'étendait pas au-delà de la prison de roche de cette planète. Car le peuple de Realis n'avait jamais vu le ciel. Il ignorait l'existence d'autres étoiles. Le soleil, pour lui, était un objet de légende et de vénération.

Shani s'accrocha à un de ces Arcs rougeâtres, affaiblis, qui surgissaient de Realis comme des algues pionnières accrochées à une roche volcanique, et s'en servit comme rampe pour descendre dans la planète, à trois cent kilomètres de profondeur. La température monta à cinq degrés Celsius. Avant même de percevoir les individualités qui évoluaient en cet enfer souterrain, Shani aperçut les sources de chaleur, de gigantesques bouches à feu qu'il voyait rayonner au travers de la roche. Le soleil était trop loin. Le cœur de la planète était éteint. Ce peuple troglodyte s'appuyait donc sur des réacteurs à fusion lourde. Dans ces cratères de volcan enkystés au plus profond des cavernes, ils jetaient chaque jour des roches arrachées aux murs de leur prison. Les monstres mange-pierre digéraient le lithium, jusqu'au carbone, dans de prodigieuses bouffées gamma, qui condamnaient la vie locale à une existence brève.

Shani s'arrêta dans une caverne haute de plafond, chichement éclairée au moyen d'une peinture phosphorescente ; il s'installa dans une anfractuosité du mur et observa le défilé des mineurs. Une société humaine n'aurait pas survécu plus d'un siècle dans ces conditions ; mais ces trains de mine, tirés par des samekh presque aveugles, roulaient sur leurs rails depuis plusieurs millénaires. Depuis que les Dragons avaient abandonné Realis à son sort.

C'était un triste spectacle, mais Shani n'était pas venu sauver ce peuple exsangue, seulement sonder son âme. Or toute poésie, toute science, toute morale avait déserté le cœur de ces ouvriers, dont les corps malades portaient autant de traces de lutte que de dégénérescence cellulaire. Lorsque l'un des leurs brisait ses pattes à la tâche, écrasé par un wagon de dix tonnes, ils se battaient pour le dévorer. Selon la terrible loi de la sélection naturelle, seuls les individus aptes à survivre demeurent ; or seuls les samekh ayant abandonné derrière eux les produits nobles de la société, comme un costume de théâtre suspendu dans la loge, pouvaient survivre à Realis.

Shani descendit et marcha parmi eux. Enchaînés depuis toujours, ils étaient plus gros et plus lourds que les samekh de Palm, des pachydermes dont les pores respiratoires soufflaient sans cesse avec fureur.

Il vit qu'un petit groupe d'ouvriers procédait à un roulement et suivit ceux qui venaient de clore leur quart. La troupe emprunta un tunnel annexe. L'air était saturé d'un méthane écœurant. Quelques gouttes d'eau suintaient de la paroi, sur lesquelles se jetèrent les samekh avides, mais à un grognement du chef de groupe, ils se remirent en marche. La plupart n'avait pas une, pas deux mais quatre ou cinq têtes ; brisés par leur existence souterraine, ils devaient souvent renaître.

Ils passèrent devant un autre groupe endormi, compacté pour ne perdre aucune chaleur corporelle, en une masse informe de cuir noir et de pattes d'insecte blanchâtres, comme une pile de rebuts.

Jusqu'ici, rien ne distinguait vraiment cette civilisation perdue d'une fourmilière. Mais les samekh que suivait Shani entrèrent bientôt dans une nouvelle caverne, circulaire, au sol plat, entaillé d'une septoile. Un samekh se tenait au centre, sur un promontoire inaccessible ; l'un des rares à savoir parler, qui les accueillit d'une voix sévère. N'ayant plus aucune patte, son cou ondulé portant une tête unique ressemblait à un ver sortant d'un fruit.

Leur langue était aussi rude que leur monde, mais Shani se contenta de suivre les pensées du samekh et ses échos dans le groupe. Il parlait du Soleil et les samekh frémissaient à cette pensée. Il revient bientôt ! Promettait-il. Vous serez alors jugés pour vos mérites. Tant que le Soleil est absent, c'est nous qui devons entretenir sa forge ; quand il reviendra, il verra lesquels d'entre vous ont bien creusé, lesquels ont refusé le travail. Les élus sortiront alors. Les élus seront admis dans le monde de la surface. Et les autres seront renvoyés plus bas encore, dans les profondeurs glacées.

Et les pauvres samekh imaginaient avec peine la surface, car ils ne savaient où tracer la ligne d'horizon entre le ciel et la terre, où placer le soleil, ni tous ces détails que tout enfant trouverait naturel.

Ils chantèrent le soleil. Ils prièrent Hélios de bien vouloir les accepter dans son nouveau monde. Et bien qu'ils fissent fausse route Shani ne pouvait pas leur en vouloir. Ils se raccrochaient au seul avenir possible ; c'est ainsi, en s'octroyant le monopole de l'espoir, que prospèrent les tyrans.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant