42. Le brouillard

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Autour de Sol Realis, l'Armada affronta un ennemi absent, caché dans le brouillard. Ce fut notre bataille d'Austerlitz. Nous étions, bien entendu, du côté perdant.

Adrian von Zögarn, Histoire de la guerre d'Hélios et du rôle mineur que j'y ai joué


« Par la barbe de Kaldor ! » s'exclama Adrian.

Le premier réflexe d'Ek'tan fut de saisir sa radio personnelle. Les ingénieurs vampires et remsiens avaient rendu leurs protocoles de communication interopérables, et elle espérait contacter Ivan ou Bokariov. Mais le combiné crachotait comme si on avait coupé la ligne.

« Nous subissons des impacts » avertit le copilote.

Une des images des écrans secondaires disparut, remplacée par un message d'erreur. Un rocher venait de frapper le capteur optique.

« Pourquoi est-ce que les radios sont coupées ?

— Tout est brouillé par les émissions du soleil.

— Essayez de suivre ce qu'ils font. »

Les trajectoires s'affichèrent sur l'écran principal. En une seconde, l'Armada Secunda était passée de l'orchestre symphonique à la fanfare de province. Privés d'ordres et d'objectifs clairs, les vaisseaux s'enfuyaient vers le haut ou le bas de l'anneau. Leurs collisions avec les rochers ressemblaient à une partie de billard cosmique. L'un d'entre eux s'étant heurté de flanc avec une montagne de glace flottante, il l'avait renvoyée vers un autre, en pleine proue. Le second appareil accélérait vers le néant en émettant des messages d'alerte à peine audibles. Il avait perdu tous ses pilotes et plus personne ne contrôlait la poussée des réacteurs.

Un choc se répercuta dans la structure ; un rapport d'avarie se déroula sur un écran. L'Indra était leur seule barrière contre le vide spatial. Un réflexe animal, plus fort que tout, les attachait à lui, et chaque secousse crispait leurs entrailles.

« Ivan ! Où est Ivan ? »

Le copilote fit afficher en surbrillance le chemin de Mjöllnir. Le vaisseau s'était d'abord enfoncé jusqu'au cœur de l'anneau solaire, puis il avait bifurqué et revenait vers eux.

Garrison, jusqu'ici en train de prendre des notes pour son rapport au BTS, lâcha son crayon et s'agrippa violemment à son siège.

« Où sont-ils ? »

La question rebondit jusqu'à Ek'tan, qui la renvoya au copilote.

« Avons-nous la moindre trace d'hostiles ? Des vaisseaux ?

— S'il y en a, ils sont plus petits que les rochers.

— C'est la vitesse qui compte, lança Adrian en bondissant de son fauteuil. Ingénieure-major ! Nous avons besoin de vos talents. Vous saurez injecter en direct un code pour repérer tous ces objets ? Il faut que ça dépasse deux écarts-types de variation de vitesse sur l'orbite. »

Il lui offrit sa place. De nouveaux chocs brefs secouèrent l'appareil et Adrian se rattrapa comme un funambule en équilibre.

« Amirale, j'ai vu sur Terre à quel point vos thermo-cinétiques étaient précis. Il va falloir. Préparez-vous à faire feu sur tout ce qui bouge trop. Ah, et j'oubliais. »

Il lança son bras vers Ek'tan, comme s'il voulait lui prendre la main ; mais il se contenta de lui voler sa radio de bord. Sa voix amplifiée retentit sur la passerelle.

« Attention à tout l'équipage ! Oui, vous aussi ! Nous sommes abordés ! Les servants d'Hélios sont déjà sur ce vaisseau ! Prenez toutes les armes que vous pouvez et sécurisez les autres. Verrouillez les portes. Formez des équipes. Trouvez leurs points d'impact et envoyez des rapports à la passerelle. Bonne chance.

— Par Kaldor, Adrian, est-ce que ce que vous dites est vrai ?

— Je ne mens jamais, protesta l'alchimiste. Ou rien qu'un peu. Ne laissez personne rentrer dans cette pièce, amirale. Je vous laisse la partie la plus difficile : décider quoi faire pour nous sortir de là. À tout à l'heure. »


***


La situation était beaucoup moins claire pour l'amiral Bokariov. Depuis quelques secondes, son audition défaillait ; il refusait d'entendre la défaite. Des pensées obsessionnelles s'agitaient sous son crâne ; une vague de sueur coulait sur son front. Je prends des coups, songeait-il, mais je vais me relever ! Il me suffit d'attendre le bon moment !

« Nous avons perdu le Phénix. »

Le vaisseau passa tout près d'eux. Une série de dépressurisations parcourait sa coque, sur toute la longueur. Ainsi percé, le Phénix ressemblait à une flûte traversière jouant dans l'espace une marche funèbre. L'air expulsé de ses pores vibrait encore des cris de son équipage.

« Amiral, le Vicomte Vlasov redescend vers nous. Il... il accélère dans notre direction.

— Traîtres ! » s'exclama Bokariov.

À sa décharge, il n'imaginait pas que les servants d'Hélios se fussent déjà rendus maîtres de la propulsion du Vlasov. Il cligna des yeux plusieurs fois en voyant cette travée de métal, de la taille d'une agrafe, grossir dans le brouillard laiteux.

« Ne pouvons-nous donc rien faire ?

— Amiral, les pilotes...

— Voyez ce que je fais des pilotes ! » tempêta l'amiral.

Il ôta lui-même les sangles d'un des humains, enfonça ses gros doigts dans ses épaules osseuses et l'arracha à l'IM. Un arc électrique laissa une empreinte carbonisée sur la tempe du sujet, qui s'effondra mollement sur lui. Bokariov s'en dégagea, saisit le casque et l'enfonça sur sa tête.

La douleur le fit aussitôt regretter ; il se serait enfui du sarcophage, s'il avait eu encore le contrôle de son corps.

Ses yeux étant encore ouverts, il vit ses officiers s'amasser autour de lui, sans savoir quoi faire, avant que leur image ne se distorde et ne se dissolve dans l'océan d'horreurs de l'IM.

Il eut l'impression que son crâne éclatait. Se situant dans un monde où l'impression fait réalité, son crâne éclata en effet, libérant des torrents rougeâtres où il crut se noyer. Comme il se noyait, son âme rejoignit le séjour céleste de Kaldor. Mais le ciel et la terre s'inversèrent, et il tomba dans les précipices des enfers ; il tomba tant qu'il perdit la sensation de tomber.

Il chercha ses mains. Comme il les avait trouvées, elles se retournèrent contre lui, dévorant ses poignets, puis ses avant-bras, puis remontant aux épaules, sautant enfin sur son visage, pour plonger dans ses yeux, qui s'ouvrirent de nouveau en torrents, puis en lacs rouges, au-dessus desquels ployaient des soleils attachés à des tiges, qui brûlèrent en copeaux de charbon.

L'IM n'était pas seulement inadaptée aux vampires : elle leur était hostile.

Bokariov chercha les commandes de la propulsion. Il chercha les autres pilotes humains. Il chercha les dieux ! Mais il était seul dans cet enfer artificiel.

Ou peut-être, moins seul qu'il n'aurait aimé l'être.

La surface du lac rouge se souleva, manquant de l'emporter. Une île émergea au centre des vagues, qui ne cessait de monter ; une île blanchâtre, couleur de calcaire, aux reliefs rares, dont la pente douce devint bientôt une énorme falaise. Sur cette falaise, il reconnut son visage, grossi mille fois ! Et sa bouche de titan s'ouvrit, emportant le flot rouge, et lui avec, dans les profondeurs.

Au même moment, ses seconds s'arrachaient les cheveux de désespoir.

La proue du Vlasov entra au milieu du Reine Arcana, ce qui le ralentit, mais il continua sa traversée comme un couteau entrant dans un bloc de beurre ramolli. Le Reine Arcana, cependant, se brisait comme du verre ; des plaques de titane épaisses d'un pouce s'envolaient comme des copeaux de bonite, des poutres se déchiraient comme des brins de paille.

L'onde de choc traversa le vaisseau en moins d'une seconde. Les passagers qui n'avaient pas péri sur le coup, arrachés de leurs sièges, projetés contre le plafond, furent frappés de plein fouet par l'atmosphère comprimée.

Dans le brouillard des anneaux, le Reine Arcana n'était déjà plus qu'une petite lueur sur le point de s'éteindre.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant