Arcana fut surprise dans sa rêverie par un chœur lugubre. Elle marcha jusqu'aux vitres de sa salle d'audience ; au-dehors, toute baignée de neige pure, Kariev était encore plus somptueuse que l'intérieur du palais.
Une foule innombrable passait devant elle, en contrebas, maintenue à distance par des gardes royaux hésitants. Ses pieds mal chaussés piétinaient les flocons ; ses capes et ses robes trempées d'humidité glissaient dans la boue constellée de givre.
C'était un être multiforme, sans tête, car elles se baissaient toutes vers le sol ; sans bras, car ils se croisaient en tremblant. Une masse brune et grise. Son peuple venu la voir, venu murmurer sous ses fenêtres. Arcana fronça les sourcils. Ces cris sonnaient faux à ses douces oreilles.
« Bouffon ! appela-t-elle. Bouffon ! Bouffon, montre-toi ! »
L'homme glissa d'un rideau, comme le poignard de l'assassin surgissant de ses robes. Un sourire semblait cloué sur son visage difforme.
« M'avez-vous demandé, Altesse ?
— Bouffon, j'entends le peuple chanter, mais je ne comprends pas ses paroles.
— C'est que le peuple a son langage, qui n'est pas celui des rois.
— Instruis-moi. Que disent-ils ? »
Les sourcils broussailleux du bouffon tressautèrent. Il enfouit ses grosses mains dans les poches de son costume de carnaval et tendit le menton en direction de la lourde porte de la salle d'audience. Arcana était habituée à entendre ses conseillers tenir conciliabule, hésiter à venir la déranger, comme le grattement de petits rongeurs circulant dans de vieilles tuyauteries.
« Là-bas, dit l'homme, vos cinq plus fidèles ministres ont formé le dernier cercle. Ils sont inquiets. Je suis passé à côté d'eux et ils ne m'ont même pas vu.
— Que disent-ils ?
— Ils ont reçu des nouvelles de l'Armada. La bataille de Stella Realis a été une cuisante défaite. La flotte est anéantie. Il ne reste que vingt vaisseaux, dont la moitié sont immobilisés. L'amiral Bokariov est mort. Vos ministres sont sans nouvelle du Grand Ivan, de la délégation remsienne, de l'ambassadeur terrien. C'est la fin de la grande flotte vampire de Lazarus. Ce pourrait aussi être la fin de l'Armada. Tel est l'inconvénient d'avoir mené seuls le projet. Ils blâment les décisions d'Ivan. Mais ils ont peur de vous, c'est pourquoi ils ne critiquent pas encore votre choix. »
Son visage déformé gardait ce même rictus. À la Cour, le bouffon jouissait des retournements tragiques ; il riait des ambitions déçues et des aristocrates ostracisés. Aujourd'hui, le peuple de Lazarus s'engouffrait, inconscient, dans un tel destin ; son rire n'avait donc jamais été aussi profond, aussi cruel, aussi légitime.
« Hélios est entré librement dans l'Omnimonde, énonça-t-il. Les dieux ont échoué à le stopper. Le dernier Dragon a été vaincu. L'Armada n'est plus. Le plan de Kaldor n'a jamais existé. L'univers est perdu.
— Ne subsiste-t-il pas une issue ? demanda la reine, le regard voilé par les flocons de neige.
— Comment le saurais-je ? Je ne suis que le bouffon. Je suis là pour vous divertir, Altesse.
— Je suis bien mécontente de toi, aujourd'hui. Tu ne me divertis pas.
— Réfléchissez-y, Altesse. De la tragédie, à la comédie, il n'y a qu'un pas ; plus nous marchons vers la ruine, plus ce théâtre comique de monde prend de l'intérêt.
— Et le peuple ? Que dit-il ? Il pleure la défaite ?
— Le peuple ignore tout de cela, Altesse. Il prie pour la sagesse de Kaldor, et pour apaiser votre colère. Il prie pour qu'Ivan soit éclairé de cette sagesse de Kaldor, pour que la flamme d'Hélios s'éteigne.
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Nolim II : Le dévoreur d'étoiles
FantasiaKaldor est vaincu. Le dévoreur d'étoiles est libre. Sorti de sa prison céleste, il ne lui reste plus que quelques années de voyage avant d'atteindre les premiers systèmes stellaires de l'Omnimonde. Kaldor avait un plan pour le vaincre. Mais ce plan...