18. Un bon début

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Note à moi-même : penser à emporter un grappin mécanique, un truc avec des pinces, ou des ventouses, pour pouvoir s'accrocher.

Adrian von Zögarn, Notes de voyage


Jusqu'où pouvaient porter les tirs de Nemus ?

Même sous une précision infinie, leurs projectiles étaient des traînées de plasma qui perdaient leur matière en cours de route, comme les petits cailloux de Hansel et Gretel. Ils finissaient donc par se dissoudre dans l'espace. Leur rayon d'action dépendait de leur masse initiale.

Le temps de réaction du système anti-collision, amélioré par Adrian, était inférieur à une milliseconde. En revanche, le vaisseau ne pouvait pas dépasser une accélération de cinquante pesanteurs amorties, au risque de tuer ses passagers. La capacité de l'Indra à éviter les frappes dépendait de la vitesse des traînées de feu.

Tout en se traînant dans les coursives, écrasé par l'accélération de l'Indra, l'alchimiste effectuait ces calculs. Trop d'inconnues. Il ignorait la vitesse au sol des projectiles. Il ignorait l'emplacement au sol des canons et leur nombre.

Une lumière rouge pulsait dans les couloirs ; des soldats en combinaison pressurisée y apparaissaient parfois en petits groupes, se dirigeant vers les zones endommagées pour estimer de visu les dégâts exacts. Adrian avait une assez bonne mémoire des lieux et il prit un raccourci pour la zone d'impact primaire.

L'Indra cessa soudain d'accélérer. Ou bien les propulseurs avaient lâché et le réacteur non-standard exploserait à tout instant, ou bien Ek'tan prenait cette décision pour faciliter le déplacement des sauveteurs. Dans tous les cas, la gravité artificielle ayant été coupée, ainsi que la ventilation, Adrian se trouva suspendu dans un couloir de service lugubre.

Quelqu'un avait abandonné une caisse à outils devant une porte, dont le contenu flottait maintenant comme une barrière satellitaire. Adrian écarta un tournevis d'une pichenette en fronçant des sourcils ; si l'accélération reprenait dans la seconde, il se transformerait en poignard volant.

Il essaya de déverrouiller la porte avec son code de sécurité, puis avec un coup de pied. La seule réponse du vaisseau fut de fermer une autre porte derrière lui. Ces multiples sas étaient le seul moyen de préserver l'homéostasie du vaisseau ; l'Indra comptait pas moins de six cent portes qui se fermaient au moindre pépin. Celle-ci venait de détecter une chute de pression.

Adrian remarqua un défaut structurel sur la paroi composite du couloir ; une légère fissure qu'il suivit du doigt. L'alarme perturbant son audition, il s'en remit au toucher pour repérer la dépressurisation. L'espace se trouvait derrière cette cloison miroitante de rouge. Toutefois, la coque avait bien absorbé le choc. Il suffisait de colmater la fissure. Adrian chercha un pistolet à résine parmi les outils qui flottaient devant lui. Il prit appui sur le mur.

Puis l'alarme se tut.

Ses tympans avaient explosé.

Sous la pression de l'atmosphère, la cloison venait de s'arracher de l'Indra et de s'envoler dans l'espace. L'air s'était échappé en une brève expiration, emportant Adrian ; un tournevis venait de lui traverser la main, et son sang formait des bulles qui s'évaporaient dans le vide spatial.

Voilà qui est fâcheux, se dit-il, à raison.

Adrian ne se souvenait d'avoir affronté l'espace qu'une seule fois ; des pirates l'avaient jeté de leur vaisseau en slip de bain. Bien qu'il portât aujourd'hui le costume et la moustache, ce n'était pas très différent du slip de bain.

Si Adrian n'avait pas été Adrian, il aurait été brûlé par l'éclat du soleil, ses poumons auraient explosé et son sang aurait bouilli dans ses artères en quelques secondes. Toutefois, il ne perdit pas connaissance, sentit les secondes s'écouler et ses options s'amenuiser, tandis qu'il s'éloignait de l'Indra en tournoyant.

Il referma ses bras sur un objet qui semblait fixe : c'était une poutrelle de titane de l'Indra, tordue par l'explosion, mais encore reliée à la mégastructure du vaisseau. Bonne pioche. Le même miracle qui l'avait maintenu en vie lui permit de remonter le long de la poutre.

D'ici, il avait une vue imprenable sur le lieu de la frappe. Dans l'espace, hors de tout fluide convectif tel que l'air ou l'eau liquide, la chaleur ne peut se dissiper que par rayonnement ; le trou béant laissé par le plasma rougeoyait toujours et continuait de cracher des gouttelettes de métal fondu. Une section entière du vaisseau, le bout de l'aile, de dix mètres d'envergure, s'en désolidarisait. Adrian traça mentalement des lignes de découpe, comme un médecin qui s'apprête à amputer et cautériser. Puis il plongea en direction d'un sas externe.

Seul le souffle de l'air sur son visage l'informa du retour de l'atmosphère. Les alarmes blafardes clignotaient rageusement, telles une parentèle protectrice qui voit son adolescent rentrer à trois heures du matin, et tout comme cet adolescent, Adrian n'entendait rien du tout, atteint de surdité temporaire.

Il se laissa porter par son instinct. Cet instinct portait un nom : Zögarn, et il ne se trompait que rarement. Il trouva une femme à demi allongée, sonnée par l'onde de choc et touchée au foie par des micro-débris. Ou la rate. Ou peut-être les reins ? Ayant soigné divers almains éparpillés de par l'Omnimonde, des vampires de Lazarus aux dryens de Daln, Adrian avait une notion très approximative de l'anatomie humaine. Voyant qu'elle tournait de l'œil, il sacrifia la dernière manche de son costume pour faire une compresse, la prit sur ses épaules et la traîna vers une zone qui avait gardé son intégrité structurelle.

Les portes renâclèrent comme des fonctionnaires de l'administration fiscale dépassant leurs horaires de service, mais à force de codes et de coups de pied bien placés, le laissèrent passer jusqu'à une salle de stockage bien située. Ils se trouvaient juste en-dessous du bouclier dorsal de l'Indra.

« Attachez tout le monde » lança-t-il en déposant la victime.

Il n'entendit rien des deux secouristes et de leur premier patient, un homme assis, touché au bras, qui semblait se plaindre de la douleur. Les deux hommes en blanc portaient des casques et il ne pouvait pas lire sur leurs lèvres. En le voyant, ils se frappèrent le crâne ; il fit de même et découvrit qu'une scorie de titane brûlait dans ses cheveux. Heureusement, sa moustache était intacte.

« Attachez tout le monde, répéta-t-il. On ne sait jamais. »

Le vaisseau fit une embardée ; un des deux hommes en uniforme blanc s'envola, se cogna la tête contre le plafond et retomba au sol comme une pierre. Adrian s'était jeté sur l'inconsciente du précédent couloir, pour l'empêcher de bouger.

« Attachez-les ! » répéta-t-il en sortant.

Son instinct lui dit qu'il n'y avait plus personne à sauver. Mais il continua néanmoins d'arpenter les abords de la frappe thermo-cinétique, de débrancher les systèmes électriques qui prenaient feu, de combler les impacts de micro-débris et de rétablir la pression, malgré sa main transpercée et son cuir chevelu qui s'en allait par plaques. Car Adrian ne ressentait pas la douleur, seulement la nécessité impérieuse de bien faire.

En toutes choses, empêcher les gens de mourir était un bon début.

Son instinct décida sans doute qu'il était temps de baisser le rideau ; on le retrouva dans un couloir menant au réacteur, un sourire aux lèvres, un extincteur à la main, une légère commotion à la tête.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant