35. Ultimes vérités

14 7 1
                                    

Lorsque Zara ouvrit les yeux, dix ans s'étaient déjà écoulés.

Le Temps est comme le livre d'une vie. Les premières pages se tournent une par une, lentement, au terme d'un déchiffrage pénible, car en lisant, on apprend à lire. Mais le temps s'accélère. Plus il passe, plus il nous est commun. Les Grecs, qui utilisaient la clepsydre pour fixer le temps de parole des hommes politiques, se rendirent sûrement compte que cette horloge ne mesurerait jamais le temps perçu. Si le premier discours marque les esprits, le dixième, le vingtième lui succédera en un clin d'œil.

Le Méditant vivait enfoui dans ses propres rêves, hors du monde, hors du Temps, et en partageant son existence, elle partageait aussi son décompte ralenti.

La jeune femme descendit de son trône de pierre. Le soleil suspendu au sommet de la pyramide faisait briller sa robe rouge. Elle était comme un fil sombre tendu devant l'astre pensif, lumière sans forme où sommeillait le Dragon.

Elle réfléchissait toujours, mais les pensées se succédaient dans son esprit au rythme des marées, pas plus de deux par jour.

Le Méditant avait eu raison de s'écarter ainsi de l'univers. Il était comme Alexandre le Grand, à lui seul, une armée d'une puissance insoutenable, capable d'abattre tous les murs et de conquérir toute cité, mais qui n'existait que dans l'élan ; qui privé de ce mouvement, se dissolvait aussitôt. Comme Alexandre, le Méditant n'aurait pu bâtir aucun empire durable. Il ne pouvait apporter à l'Omnimonde que la ruine et la guerre, quand bien même il haïssait la guerre et méprisait les guerriers.

Dans ses siècles de retraite, fort nombreux étaient les empereurs, les reines et les princes déchus venus réclamer son aide ; ils n'en avait accepté qu'une seule.

L'Architecte s'assit en tailleur au centre de la septoile tracée sur le sommet de la pyramide. Quelqu'un venait.

C'était un homme immense, large d'épaules, tatoué de septoiles encerclées, le nouveau symbole d'Hélios. Ses cheveux noirs emmêlés couraient sur son dos comme une rivière de pétrole. Chaque pas soulevait cette crinière un peu plus au-dessus de l'angle de la dernière marche, car il avait la tête rentrée dans ses larges épaules. La lumière du Méditant faisait rougir sa peau et lui brûlait le visage. C'est presque à quatre pattes qu'il franchit le seuil, les mains agrippées à la pierre ; il s'agenouilla aussitôt en face de Zara. Elle reconnut une forme astrale, dénuée comme elle de toute attache physique, et lut en lui ce qu'il était.

« C'est lui, gronda-t-il, le dieu unique de toutes les civilisations, dont ils guettent le glorieux retour depuis des siècles et des siècles ! Ahura Mazda, Aton, Yahvé. L'apocalypse aura lieu. C'est ce qu'ils désirent par dessus tout ! L'univers sera détruit et un nouvel ordre cosmique, au-delà du temps, prendra forme. C'est ce qu'ils attendent ! Les hommes seront jugés. Seuls les élus d'Hélios seront admis dans son paradis céleste. Les autres disparaîtront à jamais. Il ne fait que suivre leur désir.

— Épargne-moi ce discours, Arès. Qu'es-tu venu faire ici ?

— J'espérais pouvoir converser avec le Méditant.

— Que veux-tu lui dire ? Vous êtes tous les deux de la même race, mais que partagez-vous désormais ? Le Dragon est libre. Tu es asservi. Tu n'es plus que l'ombre d'une étoile. Un étendard pour les volontés d'Hélios. Comment es-tu arrivé ici ?

— Je connaissais Stella Ostium et son pont d'Arcs. Je m'y suis glissé avant qu'il ne se referme.

— Toi, ou plutôt, ce qu'il reste de toi. »

Le visage tourné vers le sol, enfoui dans ses mains, Arès semblait accepter ce jugement en silence, alors même qu'il venait d'une misérable humaine, dont il ne pouvait que mépriser la race, incapable d'atteindre les mêmes sommets que celle des Dragons.

« Lorsque Kaldor a été détruit... une partie de son savoir s'est dispersée. Hélios et moi-même nous trouvions dans le champ de cette explosion. Je possède désormais certaines des vérités de Kaldor. Mon rôle est de les révéler à ceux qui sont incapables de voir.

— Je connais déjà toutes mes vérités, asséna Zara. Elles m'ont été dites par un sage, il y a fort longtemps de cela. Y compris la vérité susceptible de me détruire, et elle fut mon vaccin. La connaître m'a sauvée.

— Mais le Dragon, que sait-il ?

— Il sait qu'il ne sait rien. Cela, je le lui ai appris, il y a fort longtemps. »

Arès hocha la tête. La proximité du Méditant lui causait sans doute d'insupportables douleurs, à moins qu'il ne s'agisse d'un chagrin sincère.

« Il doit savoir encore deux choses. La guerre est inévitable, et il ne peut pas la gagner.

— Il fera son possible pour négocier avec le dévoreur d'étoiles.

— On ne peut pas négocier.

— Kaldor a échoué, cela ne veut pas dire que c'est impossible.

— Nous avons pris possession de Sol Realis. Si l'Armada Secunda rejoint le système, elle y sera anéantie.

— Selon toi, l'avènement d'Hélios est inévitable ?

— Je fais peu de poids face au grand Dragon, le seul d'entre nous encore intact, le seul à incarner encore notre âge d'or révolu. Mais lui-même devra courber l'échine comme je l'ai fait.

— Nous verrons. »

Il releva à demi la tête ; un regard acéré perçait entre ses cheveux épars.

« Qu'il sache que le Plan de Kaldor ne le mentionne pas. De même qu'il ne mentionne pas l'Armada Secunda. De même qu'il ne mentionne rien de l'Omnimonde, rien des planètes alliées, de Lazarus, de Rems, de Neredia, de Nemus, de la Terre, rien de Realis ! Rien ! Le plan est vide à l'exception d'un seul nom. Nolim. Sa toute dernière obsession.

— Un nom pourrait suffire.

— Pas celui-ci.

— On dirait que tu cherches à nous aider, Arès, en nous révélant les derniers indices abandonnés par Kaldor. Mais ses voies sont impénétrables, et tu ne peux empêcher l'essor d'Hélios, auquel tu participes contre ton gré. Tu ne vois aucun plan et tu crains de te méprendre. Laisse-moi te rassurer, ô dieu de la guerre. C'est qu'il n'existe aucun plan. Kaldor ne voyait aucune issue. Nous verrons si les choix du Dragon seront les meilleurs ; quant aux tiens, ils ne peuvent rien compromettre. Toi aussi, tu n'es plus qu'un détail. »

Zara cligna des yeux ; Arès avait reculé dans l'ombre des marches.

« Nous nous reverrons à Realis » déclara-t-elle sans crainte.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant