50. La vérité d'un regard

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La vérité d'Ek'tan prit d'abord la forme d'un regard.

Elle vit les deux yeux verts, profonds comme une forêt sauvage, la pupille pailletée, telle une fenêtre ouverte sur un autre univers. Le regard de son rêve. Le regard du fauve qui l'avait épargnée et qui, en contrepartie, l'avait accompagnée toute sa vie.

Quelque chose n'allait pas dans ce regard.

Elle ne voyait déjà plus les écrans de la passerelle, n'entendait plus les demandes des pilotes, un chœur de tragédie grecque dont les plaintes redondantes ne servent qu'à amplifier la catharsis. Ek'tan se plongeait dans ce regard.

L'amirale n'avait pas été choisie par hasard. Elle savait prendre des décisions. Elle savait commander. Elle connaissait l'appareil militaire remsien construit par Flaminia. Mais au-delà de ses compétences, elle ne disposait d'aucun point faible. Elle n'était pas aussi attachée à Rems que les autres. En imaginant les îles paradisiaques de l'archipel austral, les lagons turquoise et les plages blanches, elle ne ressentait qu'une vague nostalgie d'enfance. La cicatrice sur son visage, cette marque qui découpait sa joue en deux, passait pour un gage de force mentale. Ce qui ne me tue pas me rend plus forte.

L'homme qui abattit Achille d'une flèche dans le talon, savait-il que c'était son seul point faible ? Sans doute pas. Son seul mérite avait été d'essayer alors que tous les autres fuyaient, étourdis par la légende du guerrier invincible. Avait-il eu de la chance ? Peut-être, mais il la méritait ; il avait été le seul à la saisir.

De même, Ek'tan était imbattable pour Rems, mais son ennemi aujourd'hui n'était pas Rems. C'était la vérité inscrite dans son cœur et qu'on la forçait à voir. Le fil noir.

Les deux yeux verts la fixaient intensément. C'était comme un lien tissé entre le présent et le souvenir ; une porte qui s'ouvrait sur son passé. Elle n'essaya pas de résister. Au fond d'elle, Ek'tan craignait de se tromper depuis trop longtemps.

C'étaient les yeux d'une femme.

Elle entra de nouveau dans son rêve familier, enveloppée de ténèbres. Ses pieds s'enfoncèrent dans le sable ; à quelques mètres, l'océan austral jetait sur la plage des filets d'écume. Des lémuriens nocturnes, avec leurs longs doigts fins et leurs grands yeux en forme de soucoupes noires, glissaient d'une branche à l'autre, sans quitter le confort des arbres à feuilles. On entendait le grignotement frénétique de rongeurs. Des tortues marines venaient de s'échouer à quelques dizaines de mètres pour se reposer. Dans l'eau, les poissons nocturnes se mettaient en chasse.

Ek'tan entendit les cris d'un nouveau-né. Elle marcha dans leur direction. Une pirogue avait été tirée sur la grève, une embarcation sommaire avec laquelle, sur une mer calme, un bon marin pouvait franchir les isthmes séparant deux îles voisines. Ek'tan manqua alors de se heurter à une silhouette humaine, qui découpait la nuit en deux. Enveloppée dans un manteau de pêcheur, le visage encapuchonné, elle était presque invisible. Sa respiration était inaudible.

Ek'tan tourna autour de cette femme immobile. Elle ne la voyait pas, car elle se situait dans un autre espace-temps. L'enfant dans ses bras s'était tue, hypnotisée par son regard, par ses yeux verts profonds et calmes.

« Il vaut mieux que tu vives » déclara la femme.

Ce n'étaient pas des paroles légères, mais un jugement. On avait confié la vie de cette enfant à cette femme ; à elle de décider où abandonner le nouveau-né. Sur une île habitée, Ek'tan vivrait. Sur une île inhabitée, elle serait rendue à la terre et à l'océan.

La femme se pencha et déposa délicatement la petite créature emmitouflée, à distance de l'eau, pour que la marée haute ne l'emporte pas. Elle dévoila une lame d'os, taillée dans une dent de cachalot, et s'en servit pour marquer l'enfant à la joue. Celle-ci se mit aussitôt à crier, effrayant les petits mammifères nocturnes.

« C'est un moindre mal. »

La femme aux yeux verts tourna des talons. Un sentiment de malaise étreignit Ek'tan. Un crime odieux avait été commis ; pourtant, la femme donnait une telle profondeur rituelle à ses gestes, qu'ils semblaient découler de quelque loi fondamentale.

Les pieds dans l'eau, elle poussa la pirogue jusqu'à atteindre le point de flottaison. Sa silhouette fine semblait flotter dans le vent et fut rapidement emportée par l'océan.

Ek'tan savait déjà qu'elle n'avait pas toujours été orpheline, que son abandon relevait d'une décision. Mais la cicatrice sur son visage n'était pas un coup de griffe. C'était une marque traditionnelle. Il y avait plus de deux cent îles habitées dans l'archipel de son enfance, autant de tribus indépendantes, dont certaines pratiquaient encore l'ostracisme. Le pouvoir grandissant de l'Entente Australe avait plongé ces traditions dans l'illégalité ; mais la loi australe ne portait pas sur chaque caillou émergé dans le vaste océan de Rems.

D'ordinaire, on ne bannissait que les voleurs, qui devaient se trouver un nouveau foyer, sur une nouvelle île. Pour les crimes les plus graves, on taillait une marque sur l'épaule, comme un avertissement.

Ek'tan regarda la femme partir. Elle ne pouvait pas la suivre.

L'amirale tâta sa joue. Enfant, on ne lui avait jamais expliqué le symbole de l'ostracisme. Adulte, la cicatrice avait grandi avec elle, s'était déformée et gonflée comme une chaîne de montagnes vieille de millions d'années. Elle planta un ongle dans cet amas de fibrose et retrouva le tracé d'une flèche. Elle symbolisait une blessure mortelle. On tuait quelque chose de la personne ainsi visée ; son appartenance à sa tribu d'origine, à son île natale, sur laquelle elle ne pourrait jamais revenir.

Je me suis menti toutes ces années, songea Ek'tan.

Je voulais lutter pour Rems, parce que Rems m'avait sauvée. En fait, dès mes premiers jours, j'ai été condamnée et maudite. Mes bourreaux ont choisi d'être bons princes, de m'accorder un sursis.

Elle fut prise d'une violente colère. Elle retrouverait cette femme ! Ek'tan était la femme la plus puissante de Rems. Qu'importent les plans de l'Armada. Son vaisseau ferait route vers la planète océan ; elle descendrait sur son archipel natal, elle retrouverait ce regard vert. Ces yeux qui l'avaient jugée, elle les jugerait à son tour ; et puisque ce serait son bon plaisir, elle les forcerait à se fermer pour toujours !

Autrefois, son passé était une chose morte, qu'elle avait choisi d'enterrer. Ek'tan fouillait maintenant cette tombe, creusait à pleines mains, la rage au ventre, sans rien trouver de nouveau. Qu'était-il arrivé à ses parents ? La réponse tomba, évidente : ils avaient été tués tous les deux. On avait ensuite confié l'enfant à la divinatrice de l'île, afin qu'elle choisisse seule et que la tribu toute entière s'en lave les mains. Un meurtre collectif. Une seule raison pouvait motiver une telle folie : l'honneur du groupe, entaché par le crime d'adultère.

Ek'tan fut prise d'un violent mal de tête. Son rêve s'évapora en un souffle. Quand elle revint à la passerelle, elle ne tenait plus debout. Des pilotes, des mécaniciens, des officiers haut gradés pleuraient comme elle, mais elle était indifférente à leur douleur. Elle ne rêvait que de retrouver ces yeux verts et de les arracher à sa propriétaire. Elle ne se souvenait même plus que l'Indra se trouvait à trois mois de navigation de Stella Rems, en orbite autour d'une étoile proche de sa fin.

Nolim II : Le dévoreur d'étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant