Journal de campagne d'Erik Stormqvist, soldat de sa Majesté le Roy

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Parfois, Ulfasso venait me chercher dans la tour, et il me forçait à assister aux affaires du pouvoir, comme si j'étais son premier ministre. En fait, c'était ce qu'il souhaitait : qu'un ancien de l'oppritchnina le seconde dans ses crimes. Depuis sa prise du Kremlin, il n'avait pas eu le temps de visiter tout le palais, ayant dû repartir sur le front presque immédiatement. Il me traîna derrière lui pour le visiter, me forçant à trottiner dans son dos comme un petit chien alors que l'intendant du palais, tremblant comme une feuille, lui faisait faire le tour du propriétaire.

On aurait pu penser qu'Ulfasso, qui était resté abstinent pendant toutes ses années, perdrait la tête en tombant sur les quelques trois cents femmes qui peuplaient le harem du précédent tsar. Ce dernier avait une dizaine de favorites, mais les autres, très jeunes, étaient toutes vierges, dans l'attente d'entrer dans le lit du souverain. Elles venaient des quatre coins de l'empire, et il y en avait pour tous les goûts : des blondes voluptueuses, des brunes vénéneuses, des rousses flamboyantes, des petites orientales au visage rond... Elles se jetèrent au sol d'un même mouvement à la vue d'Ulfasso, le front par terre et leurs mains délicates tendues devant elles.

Mais Ulfasso ne leur jeta pas un regard. Dans une envolée de velours noir et de cheveux argent, il leur tourna le dos, et quitta le sérail.

L'intendant fut surpris que le nouveau tsar ne s'attarde pas au harem. Il devait s'être attendu à ce que ce soldat de métier, qui avait passé la majeure partie de sa vie sur le champ de bataille, arrête la visite séance tenante pour se précipiter sur les beautés qui étaient siennes à présent. Mais moi, je connaissais Ulfasso. Je savais que c'était tout sauf un homme ordinaire, et qu'il ne fallait pas s'attendre à des réactions normales avec lui. Il dédaigna donc les joies du sérail pour le moment, et occupa sa journée à se faire instruire des dossiers en cours. J'étais enfermé avec lui, aux ordres, n'osant bouger un cil ni respirer.

— J'ai faim, lança-t-il en passant devant le chambellan affecté à son service. Faites-moi servir à manger dans ma chambre.

Ulfasso, seul à sa table, dévora avec appétit la nourriture délicieuse du palais, non sans l'avoir au préalable faite goûter par son laquais au cas où elle serait empoisonnée.

— Personne n'ose encore m'empoisonner, constata-t-il avec un large rictus, ça prouve que je leur ai bien fait peur ! La terreur : voilà ce qu'il faut pour se faire respecter, comme dans une meute de loups... Qu'en penses-tu, Erik ?

Je m'abstins de répondre. Dans tous les cas, j'aurais eu faux.

Après le repas, Ulfasso demanda à prendre un bain bouillant. Ce souhait étonna également l'intendant, puisque le précédent souverain était connu pour ne se baigner qu'au nouvel an. Mais le nouveau tsar exigeait d'avoir la salle d'eau à sa disposition tous les soirs, et que l'eau en soit bouillante.

Ulfasso entra dans l'immense hammam, renvoyant tous les serviteurs en grondant qu'il pouvait parfaitement se laver seul. Entièrement nu, il y alla tout de même avec son sabre, sachant que ce serait dans ce genre de moments qu'on essaierait de l'assassiner. Posant ce dernier à portée de main, il entra dans le bassin le plus chaud et se laissa aller dans l'eau en fermant les yeux. Il plongea bientôt dans cet état de semi-veille qui lui était coutumier. D'expérience, là encore, je savais que le surprendre était vain : il m'aurait tué tout de suite.

Mais il n'entendit pas la lourde porte s'entrouvrir, ni le léger bruit de pas qui s'ensuivit. En revanche, il sentit les remous de l'eau autour de lui, et il saisit son sabre et le dégaina avant même d'avoir ouvert un œil. Lorsque son regard se posa sur son assassin, il tomba sur une magnifique jeune fille, nue dans l'eau en face de lui, et sur la gorge de laquelle était pointée sa lame.

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