Journal d'Erik Stormqvist 11 : la désertion

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Les éléments se mirent en place avec une précision diabolique, comme une machine de malheur qui engage des rouages l'un après l'autre. J'ai déjà dit que Chovsky pensait Ulfasso grandement atteint par la disparition d'Irina, mais un autre élément vint ajouter à sa confusion : la désertion subite d'Irvine.

Après avoir pacifié le Caucase, l'opritchnina remonta vers Kiev, où nous nous installâmes pour quelques temps, Ulfasso devant rencontrer l'archiduc. Nous eûmes l'occasion de prendre du bon temps pour la première fois depuis longtemps, et fûmes tous reçus dans l'enceinte même du château. C'était la première fois que j'entrais dans une telle bâtisse, et j'en fut heureux. Pour une fois, je n'étais pas traité comme un moins que rien : le statut de soldat de l'opritchnina, qui défendait l'empire en versant son propre sang, me conférait gloire et respect.

Nous étions depuis une semaine en cantonnement au château, les capitaines étant reçus au palais même, lorsque je décidai de trouver Chovsky, que je voyais souvent s'entrainer au sabre dans la cour nord, pour qu'il me donne une leçon d'escrime. J'avais travaillé de mon côté pendant ces dernières semaines, affinant mon style, et j'avais même eu le dessus sur tous les hommes qui m'avaient défié, camarades ou duellistes de passage à Kiev. Je voulais montrer mes progrès à mon maître et ami, celui par qui j'avais tout appris.

Cependant, arrivant à l'orée de la cour nord, petite enclave donnant sur le Danube et séparée des autres par des murs, j'aperçus mes trois capitaines se faisant face sur une portion de muraille. Chovsky, adossé les bras croisés contre une tour, écoutait Irvine déclamer une tirade, assis sur un ponton, alors qu'Ulfasso, loin devant eux, regardait l'eau et le paysage magnifique devant lui, debout à l'extrême bout de la muraille. Tous les trois portaient leurs armes, et lorsqu'Irvine eut terminé, Ulfasso se retourna et marcha vers eux.

— Les Contes de Sloven et de Rus, dit-il simplement de sa voix profonde, s'arrêtant à trois mètres de ses deux amis.

Irvine referma son livre et sourit, les yeux baissés.

— Tu t'en es rappelé, remarqua-t-il, presque ravi.

— Comment pourrais-je faire autrement, sourit alors Ulfasso en tapant légèrement son crâne de son index ganté, alors que tu m'en rabâche les oreilles depuis des années ?

Cependant, ayant dit cela, Ulfasso, qui tenait son sabre dégainé de la main gauche, leva ce dernier d'un geste brusque, alors que les deux autres descendaient de leur perchoirs en prenant leurs armes. Ils vont se battre ? me demandai-je, curieux d'assister à une passe d'armes entre les trois plus grands escrimeurs de Russie.

— Ne te gêne pas pour y aller franchement avec lui, fit Chovsky avec un sourire en attrapant son yatagan.

— Aucun risque ! répondit Irvine, et aussitôt, les deux hommes s'élancèrent sur Ulfasso, sabres au clair.

L'échange de coups qui s'ensuivit dans un fracas d'acier me donna un aperçu de ce que pouvait être l'escrime portée au plus niveau, mais Ulfasso, même seul contre eux deux, avait facilement le dessus. Il avait une vitesse que j'avais du mal à suivre, et même s'il gardait le sourire aux lèvres, cela différait grandement de ce qu'il m'avait montré le jour où il s'était battu avec moi. Finalement, ses deux adversaires reculèrent.

— Le dragon de la Russie, hein ? fit Chovsky en saluant la force de son ami.

Ce dernier baissa sa lame, attendant ce qui allait suivre. Il n'avait pas l'air d'avoir si envie que ça de se battre.

Mais Irvine était décidé à avoir le dessus sur son général, cette fois. Levant sa grande épée à hauteur de son visage, il déclara :

— Anton, reste derrière. Je veux me battre avec Ulfasso seul à seul. L'empire a besoin d'un nouveau héros !

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