Journal d'Erik Stormqvist 6 : nuit de victoire

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Ainsi entrai-je officiellement dans l'opritchnina. Les soldats russes firent la fête jusque tard dans la nuit, moi y compris. Éberlué, je les vis se saisir de violes, d'accordéons et de tout un tas d'autres instruments de musique, monter sur les tables, chanter et danser comme les bandes de gitans que j'avais eu l'occasion de voir traverser Trondheim chaque été, ponctuant leurs chants de brusques acclamations, invitant leurs camarades à les rejoindre et affichant sur leur visage une expression poignante alternant successivement joie et tristesse, ou devrais-je dire, joie dans la tristesse. Leur musique, jouée sur un rythme d'une rapidité extraordinaire, et comportant de nombreuses notes orientales, était tout à fait inédite pour moi. Chovsky lui-même était de la partie, élevant vers les cieux une voix magnifique de gravité et de profondeur en me tendant les bras, debout sur une table. Vraiment, ces Russes étaient étonnants, et comme mon nouveau général m'avait dit, ils avaient le sens de la fête. Mais Ulfasso n'était pas parmi nous, et l'ayant cherché du regard toute la soirée, j'en fus presque aussi déçu qu'une jeune fille qui constate que son prince n'est pas au bal où elle s'est rendue juste pour lui.

Chovsky, en revanche, vint me trouver, ayant estimé qu'il avait assez chanté et dansé.

— Allez, bois un coup, Erik Kotenok ! s'exclama-t-il en russifiant affectueusement mon nom, essuyant d'un revers de main son front couvert de sueur. Tu es des nôtres, maintenant ! Il paraît qu'Ulfasso lui-même t'a fait prêter serment. Je suis fier de toi, même Irvine n'y trouvera rien à redire, à présent.

Pourquoi fallait-il que les Russes soient si chaleureux et amicaux, alors que les Suédois m'avaient toujours traité comme un chien ? Que ne suis-je né Russe, pensai-je en acceptant le gobelet de vodka qu'il me tendait.

— Je sais que tu aurais préféré de la bière, camarade, dit-il en riant, mais ici, c'est avec la vodka qu'on trinque ! À la santé du prince Tchevsky ! lança-t-il à la cantonade, aussitôt repris par toute l'auberge où une grande partie des soldats campait.

— Longue vie au prince Tchevsky, à la Russie, et aux opritchniki !

Ce n'est pas de la terreur qu'ils ressentent pour leur prince, constatai-je, mais du respect et de l'amour. Et désormais, je pouvais moi aussi les comprendre.

— Ulfasso paraît plus aimé que le tsar lui-même, remarquai-je à voix haute.

— C'est Ulfasso qui se bat pour défendre la Russie, pas le tsar, répondit Chovsky. Mais ne t'y trompe pas, c'est pour notre monarque qu'il fait cela. Lorsque nous trinquons pour lui, nous trinquons aussi pour le tsar.

— Où est-il, à présent ?

— Le tsar ? fit Chovsky, légèrement interloqué.

— Non... Ulfasso.

— Ulfasso ? Il est au palais Tchevsky, au nord de la ville. Sa famille est de Nizhniy, tu sais. C'est aussi pour cela qu'il était hors de question pour lui de la laisser tomber aux mains de l'ennemi, m'apprit Chovsky en évitant avec tact de mentionner le nom de mon pays de naissance.

Savoir Ulfasso tranquillement chez lui me le rendait plus humain. J'avais du mal à l'imaginer en famille, et je me demandais à quoi pouvait ressembler cette dernière.

— Est-ce qu'il est marié ? demandai-je, espérant ne pas avoir l'air trop indiscret.

— Non. Ulfasso a décidé de dédier sa vie à la défense de la Russie, il ne se mariera pas avant que la dernière menace pesant sur elle ne soit écartée. Et c'est le cas pour la plupart d'entre nous, d'ailleurs. Moi aussi, je ne vis que par les armes... Mais cela ne m'empêche pas d'aller m'amuser de temps en temps ! dit-il en riant. Allez, viens.

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