Chp 26 - Lev : le brasier

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Je revins dans la soirée, et allumai direct mon répondeur. Pas de message. Je checkai pour la énième fois mon portable : rien du tout non plus. Fassa restait silencieuse.

Tournant en rond comme un tigre dans sa cage, prêt à faire un saut chez elle d'un instant à l'autre, je me précipitai sur le téléphone dès que je l'entendis sonner. Mais c'était Aarne, qui me proposait de venir boire un coup en ville avec lui. D'habitude, j'avais tendance à refuser les invitations, mais pour une fois, je décidai d'y aller. Ça me fera changer d'air,espérai-je, et comme ça, je pourrais passer devant l'appartement du drôle.

Toutes les lumières étaient éteintes, et les rideaux tirés. Je distinguai néanmoins une petite veilleuse. Après avoir hésité à frapper, je parvins au prix d'un effort surhumain à passer la première, et je dirigeai vers Kallio où m'attendait Aarne.

Ce dernier, me voyant me ronger les ongles d'un air préoccupé, finit par me demander ce qui n'allait pas.

— Qu'est ce qui se passe, Leefi ? m'interrogea-t-il en attrapant ma main pour la plaquer sur la table. Quelque chose ne va pas ?

— Non, c'est rien, mentis-je.

Je posai mes yeux sur mes doigts. Une fois de plus, je les avais rongés jusqu'au sang.

— La vache, Lev ! s'écria Aarne en les voyant. Tu devrais arrêter de faire ça. Je ne sais pas moi, mets-toi de l'huile de vidange sur les mains pour t'empêcher de te bouffer les ongles comme ça !

Je remis vite fait mes gants. Quand je les avais, au moins, mes cuticules restaient en paix.

Pour m'occuper sans fumer, je sortis mon portable de ma poche, et voyant que je n'avais toujours pas de message de Fassa, je me mis à taper nerveusement du doigt sur l'écran.

— Sérieusement, qu'est ce qui t'arrive ? fit Aarne en posant sa main sur mon poignet une fois de plus. Tu attends une nouvelle inquiétante ?

Je relevai le visage vers lui.

— C'est Fassa, répondis-je, ne pouvant m'empêcher de confier mes angoisses à quelqu'un. Ce matin, on devait aller au ciné tous les deux, mais son colocataire est arrivé et il a fait une décompensation. Il rentrait de boîte où il avait consommé toute sorte de produits chimiques, et apparemment, il s'était bien mis la tête. Du coup, Fassa est remontée avec lui, me demandant de partir, et depuis, je n'ai plus aucune nouvelle.

Aarne me jeta un regard inquiet.

— Mais pourquoi t'as pas appelé la police ?

— Elle m'a demandé de ne pas le faire. Ce type est son ami, c'est un genre d'artiste, tu vois le style. Je ne pouvais pas non plus rester, car c'est le fait de me voir qui a provoqué sa crise, il m'a pris pour quelqu'un d'autre dans son délire. Mais je suis très inquiet.

— Tu m'étonnes ! s'exclama Aarne. C'est tout de même ta fiancée. Tu n'aurais pas dû l'écouter, Lev, tu aurais dû insister pour rester ! Essaie de l'appeler.

Je soupirai. C'était impossible, évidemment. Si Erik lui avait raconté ses horreurs et si je lui téléphonais en plein climax, elle allait le croire.

— Je le ferai demain, décidai-je. Si en me levant je n'ai toujours pas de nouvelles, je lui téléphone. Et si elle ne répond pas, je passe chez elle.

— Tu ferais mieux de l'appeler tout de suite, protesta-t-il. Imagine qu'elle soit en danger ? On ne peut jamais prévoir le comportement des junkies.

Je savais bien qu'elle ne l'était pas. Erik ne ferait jamais de mal à une autre personne que moi.

— Si elle l'était, un coup de fil ne servirait à rien, répondis-je. Je vais plutôt passer chez elle.

Je ramassai mes affaires, laissant un billet sur la table.

— Oui, pars maintenant. C'est le mieux que tu aies à faire.

— Désolé, Aarne, m'excusais-je. Pour une fois qu'on se voit...

Il me sourit.

— C'est pas grave, Lev. On se verra une autre fois. Allez, va retrouver Fassa.

Je sortis du restaurant, me dirigeant vers le parking où était garée ma voiture. Une fois dedans, je n'affalai sur le volant. Puis, une bonne clope m'ayant permis de reprendre mes esprits, je rentrai chez moi.


*


Le tableau m'attendait, avec ce personnage qui me fixait de son regard diabolique. Le prince Tchevsky.

J'avais dit à Fassa que je lui offrirai ce tableau... mais maintenant qu'Erik était entré dans la danse, il valait mieux le détruire. Si jamais quelqu'un parvenait à obtenir une véritable expertise...

Il ne se passera rien. Rien du tout. Au fond de toi, tu le sais, me dit le personnage du tableau. Les gens préfèreront toujours le mensonge à la vérité.

Je fermai les yeux. Toutes ces années, j'avais travaillé dur pour me construire une nouvelle personnalité. Celle de Lev Haakonen, patron de Novka, PDG progressiste d'une boîte à la pointe, qui tutoyait ses employés et se faisait tutoyer par eux, se souciait de justice sociale et d'écologie. Un type drôle, avec de l'auto-dérision, toujours prêt à rendre service, qui ne se prenait pas au sérieux. Ulfasso Levine Tchevsky, c'était quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui aurait demandé Fassa en mariage dans un champ rempli de roses noires, au bord de la Volga, mais qui l'aurait sans doute baisée sauvagement dès la première nuit. Quelqu'un qui aurait éliminé les obstacles avant qu'ils se présentent, qui aurait anticipé cette putain de situation de merde. Quelqu'un qui aurait égorgé Erik sans état d'âmes, en pleine rue... ainsi que tous les témoins, avant d'emmener Fassa en Russie, sans espoir de retour. Quelqu'un d'autre. Ce quelqu'un, je l'avais laissé de l'autre côté du poste-frontière. De lui, il ne restait pas grand-chose : un antique sabre japonais, un nom sur un passeport, une queue de cheveux trop longs et trop gris, des armes dans un bunker. Et cette maudite peinture, qui me narguait dans mon propre salon...

Plus pour longtemps.

Je descendis à la cave, et remontai tout mon stock de bois sur la terrasse. J'empilai les bûches de façon à édifier une petite tour carrée. Puis je plaçai la toile au beau milieu, après l'avoir arrosée de liquide allume-feu. Enfin, je craquai une allumette, et la jetai au milieu de ce beau bûcher.

La toile s'enflamma immédiatement. Je m'étais sorti une bouteille de vodka du frigo. Je me servis un verre, et le levai en face du tableau.

Za vachye Zdaroviye, tovarich, trinquai-je à voix haute.

Je descendis le verre cul sec, m'en servis un autre. Il y avait quelque chose de satisfaisant dans le fait de contempler les flammes dévorer le prince Tchevsky, ces iris vert absinthe et ce demi-sourire narquois. Il ne me quittait pas du regard. Talbot – paix à son âme – avait raison en disant que cette peinture donnait l'impression de vous suivre des yeux. Une impression très dérangeante, d'autant plus pour moi qui savait que le personnage se trouvant enfermé dans cette toile n'était pas moi. Ces imbéciles avaient failli le libérer, le faire revivre. Mais moi, pour l'instant, j'avais d'autres plans.

Lorsqu'il ne resta plus que des cendres, je les piétinai méthodiquement. Les flammes du brasier étaient montées si haut qu'elles avaient dû se voir depuis Helsinki. Mais dans la nuit, il n'y avait eu d'autre spectateur de cet autodafé que moi, et l'ourse Nina.


À ta santé, camarade.

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