Chp 34 - Lev : Ulfasso Levine Chevsky

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Je suis né le 12 novembre 1969 dans une colonie russe des îles Sakhalines, encore appelées Chishima par le Japon qui les dispute à la Russie depuis la fin de la Première Guerre mondiale, dans un village côtier paumé de moins de 2500 habitants. Ma mère, chercheuse en biologie marine, avait été envoyée là pour faire une thèse sur les cétacés, et c'est ce faisant qu'elle a rencontré mon père, un baleinier russo-nippon. Il s'est barré alors que j'avais six ou sept ans, l'ayant mise enceinte sans l'épouser : j'ai donc été élevé par mon grand-père, un homme irascible et sévère qui m'en a fait baver pendant toute mon enfance et le début de mon adolescence. Comme tu peux le voir, je suis pas du tout typé asiatique, puisque mon père était lui-même métis, et du coup, je m'en prenais plein la gueule de la part des gosses du coin en majorité japonais, et je me battais tout le temps. Ma mère et moi, on était ostracisés, on n'avait même pas le droit d'entrer dans les onsen, tu sais, ces sources chaudes où tous les Japonais vont pour se relaxer.

Quand j'eus quatorze ans, ma mère tomba gravement malade, et nous sommes revenus sur le continent à Nizhniy Novgorod, sa ville d'origine, quittant à jamais ce pays maudit. Mais entre-temps, nous avons vécu en Chine pendant deux ans, ce qui explique que je parle le mandarin.

À Nizhniy, ma mère a retrouvé sa famille, et tout le monde était très content de nous voir. Malheureusement, elle a succombé à sa maladie six mois après notre arrivée. J'ai fait une grosse déprime à cause de ça, et comme ma famille ne savait pas quoi faire de moi, ils m'ont envoyé à l'école militaire.

Je n'avais pas du tout l'intention de m'engager dans l'armée, mais comme je n'avais pas non plus d'idée précise concernant mon futur, j'ai fait ce qu'on me demandait. De toute façon, même pour ceux ne se destinant pas à une carrière militaire, un service de trois ans, au cours duquel vous pouvez être mobilisé à tout moment, est obligatoire en Russie, et j'avais pile l'âge. J'ai donc été incorporé dans les VDV, c'est-à-dire le corps des parachutistes, commandé par le colonel général Alexander Kolmakov. Là-bas, j'ai rencontré deux types d'à peu près mon âge, Roman Irvine Cheremetiev et Anton Zakharine Chovsky, avec qui j'ai rapidement sympathisé. Nous étions tout le temps fourrés ensemble, et on s'est même arrangés pour prendre la même spécialité, le tir de précision, afin d'être sûrs de se retrouver dans la même affectation si on était mobilisés.

Cela n'a pas tardé, et à la fin de l'année 1987, Andreï Gromyko, qui était secrétaire général du parti à l'époque, a envoyé tout ce qu'il restait comme troupes mobilisables en Afghanistan, où l'armée russe s'enlisait depuis déjà dix ans. Roman, Anton et moi, on s'est retrouvé dans ce merdier, à même pas dix-huit ans, comme tireurs d'élite, puisque c'était là où on avait obtenu les meilleures notes pendant nos classes. J'imagine que c'est ça qui nous a sauvé la vie : on aurait été simples soldats d'infanterie, et non tireurs d'appui, je serais probablement mort à l'heure qu'il est.

En effet, l'Afghanistan, ça été une véritable boucherie, pour les deux côtés. Les Russes étaient à cran, et multipliaient les crimes de guerre face à une guérilla quasi invisible qui ne nous laissait pas un instant de répit. J'ai vu des choses horribles là-bas : des villages entiers passés au lance-flamme, des mecs se faire rouler dessus par des chars, des viols de guerre. Je pense que c'est vers cette époque que je me suis définitivement rendu compte que Dieu n'existait pas, car tous les soldats priaient en vain tous les soirs, pour rester en vie et rentrer chez eux. Les soldats russes de la dernière période étaient quasiment tous des gamins comme nous, et deux tiers d'entre eux n'ont jamais revu la Russie. C'était une véritable débâcle, mais ce salaud de Gromyko refusait encore de lâcher l'affaire.

Je me souviens très bien de la première fois que j'ai tué un mec. Je suivais mon unité un peu en retrait, dans les ruines d'une ville, et en entrant dans une maison pour aller pisser, je suis tombé sur un moudjahidine. Il m'a attaqué au couteau, et comme j'avais laissé ma SVD, le fusil de précision que j'utilisais, contre le mur comme le stupide bleu que j'étais, je n'ai pas eu d'autre choix que de me battre au cran d'arrêt pour défendre ma vie. J'ai fini par réussir à égorger ce type, au terme d'une lutte interminable, et crois-moi, je n'aurais jamais imaginé que ce fut aussi dur de saigner un homme. Il a mis huit bonnes minutes à mourir, se débattant de toutes ses forces et en silence dans mes bras, avant que ne viennent les derniers tressaillements de la mort. J'étais couvert de sang encore chaud, et sortant de cet état bizarre qui vous met hors de vous-même en situation de survie, que j'ai découvert à cette occasion, j'eus une irrépressible envie de vomir. C'est ce que je fis, d'ailleurs, avant de bénir ma mère pour m'avoir donné mon mètre quatre-vingt-sept et cette force de bœuf à laquelle je devais le fait de m'être sorti entier de cette première et brutale altercation.

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