Chp 2 - Fassa : le rendez-vous

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— Devinez avec qui j'ai obtenu un rendez-vous, annonçai-je le lendemain à mes amis réunis dans le salon autour d'une cafetière Bodum. Lev Haakonen, le PDG de Novka. Il m'a même aidé à obtenir des engagements avec d'autres boîtes !

Maarti leva les sourcils d'un air dubitatif.

— Lev Haakonen ? Tu m'assois, là. Je ne pensais pas qu'il s'intéressait à l'écologie.

— Il est très sympathique, au demeurant, répondis-je. J'ai passé une excellente soirée en sa compagnie.

— Moi aussi, je serais cool, si j'étais aussi riche que lui. Ce type possède probablement la plus grosse fortune de Finlande !

— J'ai rencontré beaucoup de types plus riches que lui nettement moins sympa. Mais il a traité Erik de troll ! renchéris-je en étouffant un rire.

Le sens de la répartie naturel de Lev m'avait impressionnée. Et aussi, qu'il glisse une petite référence à la pop culture. Avec mes colocs, on passait souvent nos nuits en parties de Donjons et Dragons endiablées.

— Ça lui va bien, dit Martii en se resservant du café. Ton Lev a de l'humour. Il le connait ?

Je calai une mèche de cheveux derrière mes oreilles pour camoufler ma gène. « Ton » Lev...

— Non, pas que je sache. Mais je lui en ai parlé rapidement, sans dire son nom.

Erik, le nouveau venu dans la coloc, fit son apparition à ce moment précis. On le voyait assez peu, et pour l'instant, il ne s'était lié avec personne. Mais c'était un guitariste hors pair, et, en dépit de ses manières d'ours mal léché, aucun membre du groupe ne regrettait de l'avoir embauché. C'était aussi un écolo pur et dur. En fait, c'était lui qui m'avait recruté aux Amis de la Terre.

— Qui m'a traité de troll ? lança-t-il avant de se poser sur le canapé, un bouquin de fantasy à la main.

— Lev Haakonen, le nouveau pote de Fassa, répondit Helmut en me jetant un regard complice.

Erik passa sa main dans sa chevelure blonde, l'ébouriffant encore plus.

— Connait pas.

— C'est le PDG de Novka, expliquai-je. Il compte restructurer ses méthodes de production en partenariat avec Les Amis de la Terre.

À la mention de cette cause qui lui tenait à cœur, le visage d'Erik parut s'animer.

— Ah, c'est cool, ça ! Tu as réussi à lui vendre le plan à la soirée d'hier ?

— Oui, je l'ai rencontré là-bas et il a été séduit par le programme.

— On se demande par quoi il a été séduit exactement, intervint Maarti. Je suis d'avis que ce n'est pas seulement par le plan de restructuration. Tes amis savaient ce qu'il faisait, en insistant pour que ce soit toi et pas Erik qui y aille !

C'est vrai que Lev Haakonen m'avait fait un peu de charme, mais je devinais que c'était là une attitude habituelle chez lui en présence de femmes, une façon de se montrer poli, un peu comme Markus. Il y a des hommes comme ça, et ça ne veut pas dire que la fille auprès de qui ils jouent les chevaliers servants le temps d'un instant leur plait vraiment. Et puis, dès que je m'étais vraiment mis à parler boulot, il avait totalement changé de comportement. Est-ce qu'un type qui drague partirait d'une soirée en premier, en laissant seule la fille en question à la portée potentielle d'autres mâles, s'il la trouvait si bien ? Non. Avion ou pas, les hommes restent des chasseurs. S'ils quittent le ring, c'est qu'ils ne sont pas intéressés.

— Arrête un peu, fis-je en le poussant du coude. Ce type est sérieux, c'est pas le genre à badiner. Je lui même trouvé un petit air militaire.

— Normal, répondit Maarti. Même s'il a la nationalité finlandaise, il est Russe à la base. Une partie de sa famille s'est installée à Helsinki en 1917, mais Lev n'a pas grandi en Finlande. Il a donc fait le service obligatoire comme tout le monde et a été envoyé en Tchétchénie. Je peux vous garantir que l'armée russe, ça vous donne plus qu'un petit air militaire !

Je jetai un œil à Erik. Normalement, ce genre d'histoires ne l'intéressait pas : il restait dans son monde et se mélait peu de nos conversations. Mais cette fois, il avait relevé la tête de son bouquin et écoutait attentivement.

— Lev Haakonen a participé aux combats en Tchétchénie ?

Ce n'était pas trop le profil du sympathisant écologiste... Est-ce qu'il allait vraiment signer, finalement ?

— Tout à fait, continua Maarti. Il a demandé l'asile politique il y a un peu plus de dix ans, ayant réussi à traverser la frontière je ne sais comment. Ce n'est pas un type ordinaire, et il a un certain génie. C'est lui tout seul qui a fait de Novka ce qu'elle est aujourd'hui ; avant qu'il n'en prenne la tête avec des emprunts russes qu'il a réussi à passer en Finlande, c'était une petite entreprise sans avenir qui ne faisait pas de téléphone... Mais il a parié sur le portable en prévoyant que le marché pouvait atteindre toute la planète et a lancé toutes les forces de sa boîte dedans. Il a vécu de vaches maigres pendant des années, mais quand Novka est entrée en bourse, elle a multiplié son chiffre d'affaires par six, et maintenant, plus personne ne peut envisager de vivre sans portable. Je te dis, ce type est pas ordinaire. Tu as dû le remarquer si tu lui as parlé.

C'était vrai. Je m'étais fait toutes ces réflexions la veille, j'avais vu juste en fait.

Erik se leva.

— Comment tu sais tout ça ? demanda-t-il sur un ton que je jugeai agressif. Tes infos sont sûres à cent pour cent ?

Maarti lui jeta un regard amusé.

— Bien sûr, tous les Finlandais s'intéressant un tant soit peu au monde de la finance le savent. Lev Haakonen est une personnalité emblématique chez nous, d'autant plus que c'est un Russe venu se réfugier dans notre pays et qui en remerciement fait prospérer notre économie. Il est très aimé en Finlande. Tu ne le sais pas, car tu es Suédois. Je suppose que vous êtes jaloux que Lev Haakonen soit chez nous et pas chez vous !

— On a Ikea, rétorqua Erik. C'est déjà pas mal !

— Novka pourrait manger Ikea pour le petit déjeuner, fit Maarti en riant. Maintenant, lorsque parle d'entreprise scandinave, on pense à Novka, et non plus à Ikea.

Erik voulut répliquer quelque chose, mais je lui coupai la parole, et il se rassit en faisant sa bouille de chaton vexé. Il avait un très joli visage, et parfois, on oubliait qu'il avait presque trente ans.

— Maart, tu connais le vrai nom de Lev Haakonen ? demandai-je avec une intuition fulgurante. Je veux dire, son nom russe ?

— Mmh, non, fit-il en réfléchissant. Personne ne le connait, d'autant plus que les Russes doivent faire pression sur notre gouvernement pour qu'il n'ébruite pas toute cette affaire. Lev lui-même rechigne à en parler lorsqu'on lui pose des questions là-dessus, et d'ailleurs, il paraît qu'il fuit les interviews... C'est plutôt normal, vu qu'il est considéré comme déserteur dans son pays de naissance. Mais si tu deviens plus proche de lui, tu pourras peut-être lui demander !

Il me fit un clin d'œil taquin, qui me fit monter le rouge aux joues.

Si tu deviens plus proche de lui... Proche comment ?

— En tout cas, il n'a aucun accent, et il parle un finnois parfait, remarquai-je.

— Je crois qu'il parle beaucoup de langues, notamment le mandarin et le japonais. C'est vraiment un mec intelligent, je pense, répondit Maarti.

— S'il l'est vraiment, fit Erik d'un air bougon, il signera l'accord avec Ysvätät !

Je l'espérai de tout cœur. Pour l'écologie, bien sûr, mais pas seulement. Cet homme, sosie parfait du prince russe de Varnhem, m'intriguait.

DEVILISH LIESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant