Journal d'Erik Stormqvist 26 : l'élu du démon

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Ce fut là le dernier choc, doux-amer, que me porta Ulfasso. En effet, arrivant au col sac au dos, je me rendis compte que Trondheim avait été reconstruit, comme si rien n'avait changé. Lorsque je passais devant la forge, j'y vis un jeune homme, blond comme moi, qui tapait avec concentration sur l'enclume.

— Frappe plus à gauche, lui conseillai-je en passant, et tiens ton maillet bien droit, camarade.

Le jeune se retourna, me dévisageant d'un air stupéfait.

— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il avec respect, les yeux lorgnant sur l'immense épée dans mon dos. Vous êtes un soldat, n'est-ce pas ?

— Oui, lui répondis-je. Mais avant de m'engager dans l'armée, j'ai été forgeron, comme toi. Je me nomme Erik Stormqvist.

Je faillis lui décliner le nom de mon unité et mon grade, par réflexe, mais me retins.

Le jeune homme lâcha son enclume, avant de se précipiter vers moi.

— Moi aussi je veux m'engager dans l'armée ! Je veux devenir un guerrier, partir à l'aventure et accomplir de grands exploits !

Je le dévisageai en silence. Il me rappelait moi au même âge. Jeune, stupide et insouciant, ignorant de la réalité.

— La guerre, lui répondis-je en paraphrasant que ce que m'avait dit le pasteur un jour, ce n'est pas comme dans les livres. Reste au village, mets tout ton cœur dans ton travail et apprécie chaque jour comme il vient. Moi-même, lassé des batailles, je rentre aujourd'hui chez moi.

Je lui tournai le dos, le laissant méditer, stupéfait, sur cette leçon que j'avais apprise au terme de beaucoup d'amertume. Et en passant devant ce qui avait été ma maison, j'y aperçus une femme d'une trentaine d'années, qui délaissa son travail à ma vue.

— Erik... Erik Stormqvist ! s'écria-t-elle en me reconnaissant.

C'était ma sœur. Elle se jeta dans mes bras, hurlant à tous :

— Mon frère ! Mon frère est vivant ! Il est revenu de la guerre !

Elle pleurait en m'embrassant, alors que sortaient de la maison une ribambelle de gamins blonds comme les blés.

— C'est votre oncle, fit-elle en pleurant de joie à leur adresse. Il est parti à la guerre il y a des années, et il est revenu, alors que nous le croyions mort ! Oh, merci mon Dieu !

Ulfasso m'avait donc menti : voulant semer la confusion dans mon esprit, il m'avait envoyé des images fausses avec sa magie. J'avais bien eu une famille, et grâce à Dieu, ils étaient vivants. Mais lorsque je demandais des nouvelles de ma mère, ma sœur baissa la tête. Cette dernière était morte un an après mon départ, folle de chagrin, ne recevant plus mes lettres. Quant à ma sœur, elle avait échappé au saccage de Trondheim en s'étant engagée à la ville. Elle en était revenue après l'incident et n'avais donc jamais pu poser les yeux sur Ulfasso. J'en fus heureux : il avait laissé sur mon cœur une marque indélébile.

Autour de moi se rassemblèrent les villageois, et je reconnus certains visages parmi eux.

— Tu avais raison, Erik, fit alors un rouquin manchot que je reconnus comme étant Olav. Les Russes sont entrés à Trondheim...

— Chut, c'est une vieille histoire ! le pressa sa femme. On ne doit pas en parler !

Ainsi, même ici, le tabou sur le nom d'Ulfasso était parvenu. J'observai leurs visages burinés, alors que tous me dévoraient des yeux, silencieux de respect.

— Que vas-tu faire, maintenant, Erik ? me demandèrent ils.

Je n'eus pas à réfléchir longtemps.

— Je vais reprendre mon travail à la forge, répondis-je, et puis... Je deviendrais bien instituteur.

Il ne fallait plus que des gamins désœuvrés partent à la guerre en quête d'aventures, s'ennuyant dans leur village. J'en faisais une affaire personnelle.

Et c'est ainsi que je repris ma petite vie dans ce coin perdu de la Suède, loin des conflits de ce monde. Malgré les nombreuses demandes que m'attira mon nouveau statut, maintenant que je m'étais acquis le respect de tous, je ne me mariais pas. Je restais célibataire, apprenant aux enfants à lire puisque nous avions écopé d'un nouveau pasteur plutôt inculte, qui n'arrivait pas à la cheville de l'ancien, disparu après le passage d'Ulfasso. Je repris également mon travail à la forge, le jeune Jonas devenant mon premier apprenti. À lui aussi j'appris à lire, et nous devînmes amis autant que peuvent l'être un homme blessé et un jeune chiot.

Un jour, alors que nous prenions une pause dans la vallée, admirant la fin de journée d'été sur le fjord, Jonas me demanda :

— Dis, Erik...Tu m'apprendras un jour à me servir de cette arme que tu gardes dans la forge ? J'aimerais bien apprendre l'escrime...

— Cette arme appartenait à un grand guerrier, lui dis-je, un soldat tatar du nom d'Anton Zakharine Chovsky. Tombé au combat face au plus terrible ennemi qu'il y ait pu avoir en ce monde, il me l'a léguée. J'ai juré qu'elle ne servirait qu'à anéantir le mal, et pour cela, je ne peux poser la main dessus en temps de paix, Jonas. Concentre-toi sur la forge, marie-toi et sois heureux, mais ne rêve plus au fracas des batailles.

Je dus avoir l'air si grave en lui disant cela que plus jamais il ne m'en reparla, et il fit ce que je lui disais. Après cette conversation, je décidai deux choses : la première, témoigner de ce que j'avais vécu et ce que tous avaient trop vite oublié en le couchant sur le papier, et la seconde, refondre ma lame dans la forge. Mais d'accomplir ces deux choses, je fus incapable. Je ne pus écrire une ligne, résignée à garder ce qui avait été mes cauchemars et mes rêves enfouis au plus profond de moi, et en porter le poids. Et me trouvant face à l'immense épée d'Anton Chovsky, prêt à la plonger dans le four que j'avais fait chauffer tout spécialement, je renonçai. Si Ulfasso, qui continuait de hanter mes nuits, réapparaissait un jour, je voulais être prêt à le recevoir. Aussi, je me contentai de cacher l'épée, pour éviter qu'elle n'attise encore la curiosité de gamins rêveurs comme je l'avais été.

Ainsi s'achève mon histoire. En espérant que le Mal ne réapparaisse jamais... si c'était le cas, alors, je devrais achever ce que j'ai commencé. Je l'ai promis à Chovsky, et je tiendrai ma promesse, dussé-je en mourir.

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