Chp 27 - Fassa : doutes

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Erik se tut enfin, ses yeux toujours fixés dans les miens. Il était cinq heures du matin. Sentant un haut-le-cœur me remonter l'œsophage, je me précipitai dans la cuisine, où je parvins à m'empêcher de vomir in extremis. Toutes ces horreurs sanglantes et morbides que j'avais écoutées en silence toute la nuit, réprouvant avec peine mon envie d'ouvrir la bouche à de nombreuses reprises pour ne pas stopper Erik, semblaient à présent être passées dans mon ventre même, gigotant pour sortir. Comment Erik a-t-il pu survivre à tout ça ? me demandai-je, les larmes perlant au coin de mes yeux. Je n'avais pas encore le cœur de me poser les questions les plus essentielles, la première me venant à l'esprit était seulement celle-là.

Je bus un grand verre d'eau, respirant lentement pour me calmer, puis revint avec dans le salon. Assis sur le canapé, les mains croisées entre ses jambes, Erik me regardait, l'air coupable et peiné.

— C'est pas possible, murmurai-je, sortant ainsi mon premier mot depuis la veille. Tout ce que tu m'as dit est-il vrai ? Oui, ça ne peut qu'être vrai... Tous les signes sont là, Lev porte même la cicatrice de la blessure que tu lui as infligée !

J'avais eu l'occasion de voir cette cicatrice impressionnante sur le côté droit du ventre de Lev, lors d'une baignade au lagon géothermique de Kopavogur. Elle tranchait sur son corps d'albâtre d'une manière plutôt choquante.

— Et qu'est-ce qu'il a dit, pour se justifier ? demanda durement Erik.

— Il a dit qu'il s'était fait opérer de l'appendicite, répondis-je d'une voix blanche.

Erik partit dans un rire bref, dur et métallique, que je ne lui connaissais pas.

— Il y a une qualité que je dois lui reconnaître. Il ne manque pas d'humour. Il en a toujours eu, et là, c'est encore une de ses perles : raconter à sa petite amie que la cicatrice de plus de dix centimètres qu'il a sur l'aine n'a pas été causée par une arme blanche mais par le bistouri d'un chirurgien soviétique, franchement, il n'y a que lui pour le faire !

Cette brusque immersion de la réalité me ramena subitement à la raison. Je me souvenais parfaitement du jour où j'avais posé cette question à Lev. Il barbotait paresseusement dans l'eau, et, ne pouvant résister à mater son corps parfait à la moindre occasion comme une gamine qui zyeute les gâteaux interdits derrière une vitrine, j'avais remarqué pour la première fois cette cicatrice. Étonnée, je m'étais rapprochée pour regarder, et immédiatement, Lev avait précisé :

« Une opération chirurgicale qui a mal tourné. J'ai eu l'appendicite très tard, à vingt ans, alors que j'étais au service en Tchétchénie et très loin d'un hôpital digne de ce nom. Parmi nous il y avait un type qui faisait médecine à Moscou avant d'être mobilisé, et il a proposé de m'opérer. On m'a anesthésié, mais apparemment, ce gars avait été recalé en chirurgie. Ou alors il était à moitié aveugle... En tout cas, pour retirer mon appendice, il s'est senti obligé de m'ouvrir sur une bonne dizaine de centimètres. Mais je ne lui en veux pas : sans lui, je serais mort. Alors... »

Ce n'était pas possible que Lev, que je connaissais par cœur et avec qui je vivais quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, soit le même homme que celui qui m'avait décrit avec force détails Erik. Ils n'avaient même pas le même nom... Et des phénomènes comme ceux que m'avait décrits Erik ne pouvaient pas exister. Pas dans la réalité.

Mais Erik m'avait ouvert son cœur, il m'avait confié ses pires cauchemars et ses pires fantasmes. Ce récit, par ailleurs magnifique, était son œuvre, c'était lui. Cela reflétait tout ce qu'il était. Je ne pouvais pas le rejeter comme ça, sans lui laisser une chance.

— Pauvre Erik, murmurai-je en esquissant un sourire. En tout cas, je suis désolé que Lev t'ait fait autant de mal.

Qu'est-ce que je pouvais dire d'autre ? Mais cela ne sembla pas plaire à Erik.

DEVILISH LIESOù les histoires vivent. Découvrez maintenant