Journal d'Erik Stormqvist 2 : le prince noir

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Ainsi quittai-je pour la première fois le village qui m'avait vu naître. Ce fut rapide et sans fioritures, et une fois arrivé au bourg, où le recruteur ramassa plus de volontaires, je me rendis compte qu'il allait être difficile, dans ces conditions, d'être un héros. Nous étions traités comme des animaux. Et lorsque je voulus aller saluer ma sœur, qui habitait la ville, le recruteur m'en empêcha, pensant que je voulais m'enfuir.

Après une semaine de marche forcée, nous arrivâmes à Stockholm, dans la caserne où nous allions être formés. Je n'eus pas l'occasion d'admirer cette ville immense, perle de l'Europe et de la civilisation, puisqu'on nous confina immédiatement à la caserne où nous reçûmes une formation des plus sommaires.

Je crus qu'on allait m'apprendre à me servir d'une épée, mais ce ne fut pas le cas. On me donna une lance rouillée, et qu'à Dieu vaille. Mes officiers, en lieu et place de nobles fringants portant bien haut l'uniforme du roi, étaient des rustres avinés et blasés, de la même condition sociale que nous, qui au bout de toute une vie de carrière avaient réussi à s'élever d'un petit rang. Inutile de dire que ma déception fut grande, mais je croyais encore à mon rêve : il me restait le champ de bataille pour me distinguer.

Le champ de bataille, mes camarades en ayant déjà fait l'expérience en parlaient avec une crainte respectueuse. Et plus que tout autre chose, ils craignaient « les opritchniki », un mot qui revenait sur toutes les lèvres, et dont j'ignorais le sens. Lorsque je le demandai, les soldats, de véritables bouseux sans instruction, se signèrent, et les plus bavards m'intimèrent de me taire :

— Tais-toi, malheureux, tu vas attirer l'œil du diable sur nous !

Ces chuchotements énigmatiques m'agaçaient plus qu'ils m'intriguaient, et contribuaient à instaurer un climat de tension dans la caserne dans lequel le départ imminent à la guerre, qui se murmurait, n'était pas innocent.

Effectivement, l'appel arriva. Les troupes majeures, qui étaient déjà sur place, s'apprêtaient à assiéger la ville russe de Nizhniy Novgorod, aux portes de la Finlande. Elles avaient besoin de renforts. Le jour du départ, tous les conscrits furent réunis avec leur maigre équipement sur la place principale de la caserne, et nous eûmes droit au discours de celui qui allait être le capitaine de notre unité, un homme d'âge mûr, solide, portant fièrement la moustache blonde, à la peau tannée par le soleil et aux yeux bleus de pêcheur islandais.

— Soldats, voici venue l'heure de répondre à l'appel de votre roi. Les premiers et seconds régiments d'infanterie, conduits par le prince Sigismond, frère de Sa Majesté, ont besoin de vous pour prendre le bastion russe de Nizhniy Novgorod. Puisse Dieu être avec vous sur le champ de bataille, et les vents tourner en notre faveur. Je prie également, dit-il d'un ton plus bas qui me fit tendre l'oreille, pour qu'en chemin nous ne tombions pas sur Ulfasso et ses opritchniki.

Encore ! pensai-je. Qu'est-ce que ça veut bien dire ?

Me tournant vers mon voisin, un officier taciturne dont je savais l'impiété notoire, je demandai, un peu agacé :

— Chef, pouvez-vous m'expliquer au juste ce que sont ces opritchniki ? Qu'est-ce que ça veut dire, à la fin ?

L'officier me jeta un regard froid.

— Un bleu, hein ? C'est ta première bataille, n'est-ce pas ? Quel est ton nom, soldat ?

Je lui jetais un regard bougon, vexé d'être aussitôt reconnu comme un bleu.

— Erik Stormqvist, je suis sous vos ordres dans la sixième division.

— Tu veux savoir ce qu'est l'opritchnina, jeune sixième classe Stormqvist ?

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