Chp 29 - Lev : le lourd passé

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Je fus réveillé le lendemain matin par la main de Fassa sur ma joue. Ouvrant les yeux, j'aperçus son beau visage au-dessus de moi.

Ouf. Elle est revenue.

— Fassa ? Qu'est-ce que tu fais là ? lui demandai-je avec mauvaise foi, impatient de savoir ce qu'Erik lui avait raconté pour se justifier. Un problème ? C'est Erik ?

Fassa me contemplait avec un regard que j'eus du mal à décoder. Il était même un peu froid.

— Non... J'avais envie de te voir, c'est tout, répondit-elle d'une voix neutre. Erik s'excuse, il ne sait pas ce qui lui a pris. Il y a deux ans, il a été agressé par une bande où se trouvait un type qui te ressemblait, avec un nom à sonorité russe, et en rentrant hier, un peu bourré, il t'a confondu avec lui.

Erik... Alors lui aussi, il s'était finalement rendu compte que la vérité était plus dure à croire que le mensonge.

— Terrible, remarquai-je sans en penser un seul mot.

Je m'étirai, avant de sentir le regard de Fassa sur mon ventre. Elle était en train d'observer la marque laissée par la blessure que m'avait faite Erik.

Fassa m'avait déjà questionné sur cette cicatrice. Je lui avais raconté que j'en avais écopé en Tchétchénie, où, victime d'une banale crise d'appendicite, on avait dû m'opérer à l'arrache. Elle m'avait cru, allant jusqu'à me plaindre. Alors pourquoi s'y intéressait-elle à nouveau ? J'espérai que c'était seulement la vue de mon corps superbe qui lui donnait envie de la toucher.

Comptant désespérément sur une diversion, je cherchai des yeux le réveil. Comme par hasard, il avait disparu je ne sais où.

— Il est quelle heure ? demandai-je à Fassa.

— Il est six heures et demie, répondit-elle, les yeux fixés sur un point invisible.

Je me levai d'une traite, et ne trouvant pas non plus mon caleçon, j'enroulai le drap autour de ma taille. J'avais besoin d'un bon café pour me rafraichir les idées. Cette dernière journée avait été cauchemardesque, et c'était loin de s'arranger.

Fassa me suivit lentement, à distance. Je lui proposai un café à tout hasard.

— Non merci, répondit-elle d'une voix pincée.

Erik devait avoir dit quelque atrocité sur mon compte. Je ne voyais que ça. Si ça se trouve, il avait même inventé une calomnie qui n'avait rien à voir avec la vérité, pour mieux me pourrir.

Il fallait que j'en sache plus.

— Ça ne va pas ? demandai-je à Fassa pour la faire parler. Tu n'as pas l'air bien, ma lapotchka.

J'accompagnai mes paroles du regard le plus concerné et le plus amadouant que j'avais en réserve. Mais cela n'eut aucun effet sur elle, qui était particulièrement résistante à mes coups d'œil.

— Non, ce n'est rien. Ne t'inquiète pas. C'est juste que j'ai passé la nuit à discuter avec Erik, ce qui fait que je n'ai pas dormi depuis la vieille.

Je me tournai vers le bar, les deux mains tendues dessus et me mordant la lèvre. Ce petit con avait parlé. C'était sûr.

— Est-ce qu'il t'a dit quelque chose ? demandai-je en me retournant, pariant sur la méthode directe. Sur moi ?

À ma grande horreur, Fassa baissa la tête dans un aveu clair comme de l'eau de roche. Erik avait dû passer la journée et la nuit à lui bourrer le mou, lui racontant à grand renfort d'exemples quel type horrible j'étais.

— Il m'a juste avoué des trucs personnels sur sa vie, sur son enfance, ses relations avec les autres. C'est un garçon assez tourmenté, tu sais. Je m'en suis rendue compte cette nuit, répondit Fassa en passant sous silence tout ce qu'il avait pu dire sur moi.

Je m'assis en face d'elle, et lui fis un sourire digne du pope Kyrill. Je savais bien à quel point je peux avoir l'air gentil : on me l'a beaucoup dit.

— Oui, ça se voit, dis-je d'une voix douce. Je crois qu'il a un lourd passé.

Malheureusement, cette remarque compatissante n'eut pas l'heur de plaire à Fassa. Elle posa sur moi un regard si accusateur que je faillis bondir en criant que je me rendais.

— Et toi, tu n'en as pas, peut-être, un lourd passé ?

Elle savait. Heureusement, je retrouvai vite ma contenance habituelle.

— Je suppose que tout le monde en a un, avouai-je. Je m'excuse, c'était présomptueux de ma part d'émettre un jugement sur ton ami.

Je relevai discrètement les yeux vers elle. Est-ce que c'était accepté ?

Fassa restait résolument silencieuse, le regard fixé sur la table. C'était sûrement le moment de montrer un peu d'autorité.

— Va dormir, Fassa. Je crois que tu en as grand besoin.

— Et toi, me demanda-t-elle enfin, tu vas faire quoi ?

Je vais aller me venger en découpant quelques oiseaux, eus-je envie de lui répondre. Mais je doutais qu'elle apprécie la blague.

— Je vais m'habiller, et je vais aller courir, répondis-je. Comme toi, j'ai besoin de m'éclaircir un peu les idées. Du reste, c'est ce que je fais tous les matins.

C'est ce que je fis, en effet. Je m'arrêtai pour boxer un arbre, lui donnant des coups de pieds rageurs comme s'il était la personnification de mon karma maudit. Soudain, quelque chose me bondit dessus, et je me retrouvai par terre dans les aiguilles de pins, écrasé par une masse lourde à forte odeur de fauve. C'était Nina, évidemment. Le seul spécimen de son espèce à la ronde, qui vivait près de chez moi. Elle sortit sa grosse langue râpeuse pour m'en lécher le visage dans une parodie de comportement canin, et, en pleine crise de rage, je la repoussai en hurlant. À distance respectueuse, l'ourse attendait en se frottant les fesses contre un bouleau.

Elle veut jouer avec moi, réalisai-je. Pris d'une folle envie de me défouler, je me jetai sur elle. Ravie, Nina s'échappait en bondissant, me laissant la rattraper de temps en temps. Ce n'est que lorsque je me retrouvais sur elle, mon nez à deux centimètres du sien, que je me rendis compte que j'étais en train de lutter avec une ourse. Ses immenses griffes étaient repliées juste sous la tendre chair de mon ventre, qu'elle aurait pu ouvrir en deux en un instant.

Je sautai en arrière, et courus vers la maison, Nina sur les talons. Comme toujours, elle me courut après, mais cette fois, elle pensait que je jouais. Je lui claquais la porte au nez, et repris mon souffle derrière la porte, avant de me rendre dans ma chambre. Fassa avait suivi mon conseil, elle dormait à poings fermés. Dans mon lit. Je me débarrassai de mes fringues pleines de terre et de poils d'ours, les jetai direct à la poubelle et filais sous la douche.

Fassa dormit tard, puis elle retourna à Hesa à peine levée. J'avais attendu qu'elle se réveille avec une certaine anxiété, m'occupant l'esprit avec la télé en regardant une histoire d'amour tragique qui m'avait retourné l'estomac. J'étais sur les nerfs en ce moment, inquiet, pas tranquille. En voyant Fassa apparaître dans la cuisine, toute chiffonnée dans son pyjama, une part de mon angoisse s'envola, et j'osai lui demander si elle voulait toujours qu'on se marie. J'ignore pourquoi je lui avais posé une question pareille, après tout, elle n'avait pas lieu d'être : en quoi une petite crise de son colocataire pouvait influer sur notre mariage ? Sa réponse raviva mes angoisses. Elle voulait prendre ses « distances », et profiter d'une visite à sa mère malade pour se faire.

Erik. C'était lui, j'en étais persuadé. Qu'avait-il dit à Fassa, exactement ?

Fassa partait chez sa mère, dans le nord du pays. Je savais également que ses amis devaient se rendre à un concert ce soir : ils me l'avaient dit, la dernière fois, dans ce bar. Or, j'étais certain qu'Erik ferait bande à part pour cuver sa dépression chez lui comme il le faisait d'habitude. C'était l'occasion idéale pour aller lui rendre une petite visite de courtoisie.


Lapotchka : « Petite patte », surnom affectueux en russe.


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