Et si c'était la fin...

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PDV Reagan

Je pense que c'est une chanson pour eux. La leur même.


Chaque été, Timothée, il y a à la Pieve une procession fascinante qui réunit tous ses habitants sans aucune exception. Malgré la chaleur écrasante d'août ou peut-être de fin juillet, les vieux Italiens maigres à la face aussi cramée qu'une pièce de bronze, prêts à être cueillis par la mort avant le début des vendanges, prennent un dernier café sur le coup de vingt-deux heures afin de tenir le coup et de réaliser leur ultime répétition avant leur véritable ascension auprès du Christ.

Le Calvaire mangeait en face de moi chaque samedi. Mon père, après sa dernière matinée de travail, s'installait en bout de table, toujours à la droite de l'invité, du côté de sa bonne main pour lui servir le vin avec mon frère pendant que ma mère errait, dans les parages entre la cuisine et la table, pas loin de la conversation, mais pas tout à fait là pour la suivre quand même. Lorsqu'il déjeunait à la maison, moi, je ne me risquais pas de le regarder plus haut que le col de la chemise. Apercevoir ne serait-ce que son menton, était une épreuve que je ne surmontais que les rares jours remplis de mon courage effronté. La seule partie de son corps que je m'autorisais à observer, sans limite de temps ni d'espace, c'était ses mains, et les mains du Calvaire, je les étudiais avec le plus d'attention que la simple gamine que j'étais, pouvait leur donner.

Cette peau qui les recouvrait mutait, se tannait par le début des longues années de sa vie de fourbe qui commençaient à s'accumuler. Cette jeune charogne entrait indubitablement dans les premiers stades de décomposition. Je n'y distinguais plus rien de la vie, mais tout de la mort. Des phalanges saillantes et pointues parmi lesquelles des veines violacées zigzaguaient paresseusement. Sous sa peau, un amas de sang boursouflé et aussi goulu que la gouache me répugnait et les « manges donc ! », de mon père, ne m'incitaient pas pour autant à toucher la viande morte qui gisait dans mon assiette. Je restais , la plupart du repas, le cou incliné, le regard par dessous furtif et écrasé par mes sourcils, à comparer le morceau du poulet veineux avec les mains du Calvaire. Je confondais les deux et dès qu'un des deux morts bougeait, je priais pour que la bouteille de vin et le pichet d'eau continuent de faire rempart entre nous deux ; du moins, jusqu'à ce que ma mère me dise d'aller m'amuser dans le jardin. Mais ça n'arrivait guère. Je devais patienter jusqu'au dessert pour l'acte final. Pour la ritournelle du samedi : le moment où le Calvaire sortait finalement son paquet de tabac et ses feuilles de cigarette à rouler, le tout accompagné par des sifflements.

C'est au milieu de la place du village, Tim, près de l'Eglise, que les derniers coucous, en maillot de bain, reviennent de la « fiume » avec le dessous des pieds abimés par les galets brûlants. Ils braillent en onomatopées pour un reste de pizza, alors que les Mamas y finissent d'harnacher, par des sangles de cuir épaisses, le poitrail de l'oncle aussi bestial que le Toro, la croix boiteuse et gigantesquement lourde qui deviendra son fardeau pendant toute l'escalade. Une fois en place, le martyre ouvre la marche pendant que les fidèles prennent des flambeaux ou des petits sauvageons sur leurs épaules.

Le spectacle était terrible. La scène se mettait en place et se replaçait comme un samedi gênant, dans un faux calme qui me faisait m'agiter crescendo. Mon père ne me parlait plus lorsqu'il avait des invités. Il se concentrait sur eux et il prenait son air jovial pour proposer le café qu'il ne servait pas. Il se contentait de poser sa main gauche ferme, comme à son habitude, sur l'épaule de sa femme, tout en lui jetant un bref regard entendu pour signifier qu'elle était la personne assignée à cette tâche. Alors venait le moment, pour elle, de partir arpenter le sol de la cuisine et presque aussitôt les remparts tombaient, un à un, lorsque la maitresse de maison débarrassait pour ne pas partir les mains vides. Le Calvaire n'était plus gêné ni par la femme ni par la vaisselle. Il laissait ainsi ses coudes se déployer et envahir l'espace public qu'était autrefois la table. Ses ailes noires, de mauvais augure, emportaient avec elles son buste mince vers l'avant et les derniers centimètres qui nous séparaient. Le Calvaire imposait son être et prenait ses aises, au même titre que mon père se le permettait, alors que lui, était chez lui. Mon père tolérait cette importunité alors que sa femme gardait son poste : les avants bras contre le bord, le dos droit, les épaules en arrière et j'ai vite compris, aux coups des « redresse toi, voir ! », que c'était cette position et cette même docilité que l'on attendait et que l'on attendrait toujours de moi.

Le feu est la seule lumière dans les vignes, Timmy, les boitements des chaussures contre les pierres des chemins chaotiques ainsi que les respirations saccadées suivies des montées abruptes, sont les seules plaintes qui osent accompagner la douleur de l'indomptable porteur jusqu'à l'Eglise. Timothée. L'Eglise perchée au-dessus et encore plus en haut dans les collines rouges.

Le maillot trempé de sueur, la poussière collant sur le visage et les flambeaux brûlants qui le guide, l'oncle s'immobilise. Le bout de la croix s'affaisse. Les deux bras de bois écrasent le mortel et tentent de le soumettre à la douleur de celui qui l'a fait avant lui. Derrière lui, tout le village italien : enfants, femmes et hommes aident le Toro à se remette sur ses pattes.

Finalement l'atmosphère moite qui tombait après de longues heures, dans la même pièce, faisait naître une fine couche de sueur sur le bout des doigts dégueulasses du Calvaire alors que ses deux paumes, aussi rocailleuses que le sable, se présentaient au ciel comme les pages d'un vieux manuscrit qu'on avait ouvert. Il glissait son attirail de fumeur qu'il était et par la succession de petits à-coups dérangeants, le Calvaire effectuait un roulement, crissant le délicat papier entre ses deux gros pouces aux ongles noirs et ingrats. J'en étais triste et malade pour le papier si fin et si fragile de subir ce châtiment cruel. C'était un des derniers moments à passer. Je fermais les yeux et la cigarette à demie roulée disparaissait. Quand je les réouvrais, il frottait le tabac tombé, sur le bois mal poncé de la table, d'un geste imprécis et empressé. Le bruit des accros de sa mue de serpent, m'ankylosait d'une drôle de manière. J'étais souffrante. Ma vision se troublait jusqu'à ne devenir qu'un point flou dans lequel je me perdais doucement...Surement... Profondément.... Je me laissais couler sans tenter de rompre le lien avec cet état second, cet état de veille tant c'était le seul coin lénifiant. J'y restait un moment. Je savourais l'inconscience de mon corps, la légèreté de mes membres et celle de mon esprit qui semblait entrer en apesanteur, car sinon, tous les samedis me rappelaient le calvaire de cette rugosité qu'il faisait subir à mes jambes et à mes robes d'été.

Et ce avec son accord.

Tim, à la Pieve, si le Toro s'arrête, tout le monde s'arrête. Timmy, à la Pieve, si le Toro tombe, tout le monde le relève. Mias chez moi Timothée, celui avec lequel j'ai grandi , celui à qui j'ai tout dit en tant que petite sœur effrayée m'a bazardé à son ami comme un vulgaire jouet.

Voilà ce que j'aurais du lui dire. Mais... je ne peux pas...

Honteuse et chagrinée, je remets mes vêtements dans un silence écrasant. Je suis incapable d'arrêter mes membres de trembler; mon corps entier est secoué de sanglots et des soubresauts dû à ma commotion émotionnelle. Je n'arrive pas à croire que Tim me mette dehors et je n'arrive pas à croire non plus que je déraille, encore. Avant de partir, je me plante une toute dernière fois devant la porte de la chambre entrebâillée. Il n'a même pas pris le soin de la fermer. Il sait qu'il n'y a plus rien à dire, il n'y a plus rien à espérer. Ça pourrait paraitre futile comme dispute, insensé et surmontable, mais au fond on sait tous les deux que tout est trop compliqué et profond. Les blessures que j'ai suppurent.

Je sens le parfum si familier de Tim planer dans l'air frais parmi les fragrances de nos ébats encore endiablés. Je demeure irrévocablement attirée, par ce besoin d'entrer et de m'allonger à ses côtés.C'est tellement douloureux, mais je résiste. Je lui dis adieu en oraison silencieuse. Par la porte entrebâillée, j'entends son corps se débattre dans ses couvertures. Je ne pense pas qu'il dorme vu la frénésie de ses mouvements.

Doucement, je laisse aller mon front contre la palissade qui s'élance entre nous, mes yeux se ferment et mes joues s'empourprent. Je rêve encore à mes doigts fiévreux caressant sa peau.Mes genoux, soudain se dérobent, mon corps et le mur s'entrechoquent comme nos lèvres qui s'unissaient il y a encore une seconde dans des râles fatals. Par cette porte entrebâillée je vois encore la fusion de nos corps me faisant l' effet d'une cure capable de panser toutes mes blessures et de me laissait entrevoir l'avenir. Mais en réalité, j'ai tout gâché et les sourires de Tim, pourtant si lénifiant autrefois à ma peine, ont finis par faire exploser les dernières sutures de mon affreuse imposture. J'ai l'impression d'avoir corrompue cette pauvre âme, je me hais.



Et c'est trop difficile.


Fin de l'histoire.

J'espère que ça vous plaira, tout mon cœur est dans ce chapitre, tout entier. Je tiens à remercier chacun et chacune d'entre vous d'avoir lu cette histoire... et d'avoir soutenu Tim et Ray et de les avoir aimés autant que moi! j'espère vraiment que cette histoire continuera ... all my love xx

Le Chef-d'œuvreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant