24/ La forteresse en ruine

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Sylvia les trouve face à face, silencieuses. Kat refuse qu'on la touche. Son amie ne l'a jamais vue ainsi. Jamais. Même quand cet idiot de Mickael Hollander, en deuxième année de lycée, avait parié qu'il lui volerait un baiser, ce qu'il avait réussi à faire sous les rires moqueurs de toute une pléiade d'abrutis. Elle avait été si en colère et honteuse de s'être laissée prendre. Mais là, elle est au-delà de cet état. Elle est au-delà. Bien au-delà.

Katerine est la femme la plus forte que Sylvia connaisse. Elle est une forteresse à peine fissurée par l'existence. Solide. Inébranlable. Jusqu'à maintenant. Parce que Campbell vient de faire d'elle un tas de ruines. Le pire étant qu'il n'a pas voulu lui faire du mal. Bien au contraire. Elle était prête à parier qu'il n'a d'ailleurs pas compris que la forteresse a implosé, pas explosé !

Sylvia, si heureuse dans l'amour feutré de sa relation avec Charles, ne peut comprendre totalement les affres de la passion qui anime Katerine et Matthew. Parce qu'il s'agit de ça. Leur amour est fait d'étincelles et de feux d'artifice. Celui de Sylvia de moments doux et de rires complices. L'amour est multiple. L'amour a cent visages, et autant de possibilités ne peuvent manquer de créer des conflits. Des erreurs.

Pourtant, Sylvia ne pense pas que Campbell soit une erreur. En fait, elle pense tout le contraire. Le problème vient de Katerine. Katerine l'explosive et l'incroyable aventurière, capable de sauter d'un pont, de se jeter dans le vide, mais incapable d'affronter ses propres sentiments.

Sylvia comprend que c'est la première fois que le cœur de son amie est plongé dans un tel abîme de confusion et de contradiction. D'où l'implosion. Katerine aime pour la première fois, et cet amour révèle toutes les failles qu'elle dissimule depuis tant d'années. Cet amour expose au grand jour sa terreur de l'amour. Son incapacité à l'attachement n'est bien sûr que la conséquence de ce que sa mère a vécu, des silences entourant sa naissance, de l'absence d'un vrai père -M. Benford ne pouvant être considéré comme un père, même s'il a tenté d'être cette autorité masculine qui l'aiderait à se construire en tant que femme -, de l'absence de questionnement de la part de son entourage face à sa témérité.

Personne ne s'est jamais demandé pourquoi Katerine cherche autant le grand frisson de la peur. Sylvia repense au hurlement qui s'est répercuté sur les parois de la gorge au moment du saut de son amie. Le dépassement de soi, le dépassement de l'instinct de survie, est une émotion forte qui fait exploser le cœur. Et Katerine a toujours eu besoin de faire exploser son cœur. Elle a besoin de se sentir vivante.

Sauf que maintenant son cœur si fragile ne veut plus surmonter les obstacles pour exploser. Il veut de Campbell. De son amour. De son désir. Et Katerine refuse. Katerine est réellement terrorisée pour la première fois. Quelque chose la pousse à croire que cet amour va la détruire tôt ou tard. Alors, comme lorsqu'elle affronte un obstacle, elle se porte vers lui. Elle avance vers le danger, quitte à provoquer l'imminente catastrophe. Elle préfère être celle qui détruit, plutôt que celle qui subit.

Sauf que ça n'est pas la bonne stratégie pour affronter l'amour. L'amour est perfide, insidieux. Il ne vous laisse pas de blessures apparentes. Il est comme un venin qui ronge en silence. Il se rappelle à ceux qui croyaient l'avoir oublié, en des moments inattendus. Il fait verser des larmes au moment où on s'y attend le moins. Et puis, parfois, il broie le cœur de manière irrémédiable.

Sylvia en a un exemple parfait chez elle. Son père. Arthur Benford a aimé sa femme à tel point qu'il n'arrive pas à laisser une autre femme entrer dans sa vie. Il a essayé. Ça ne marche pas. L'ombre d'Eleanor est toujours là. C'est comme ça.

Sylvia ne sait pas si ce que ressent Matthew et Katerine est un amour similaire, mais elle trouverait dommage que son amie n'essaye même pas de le savoir. Vraiment dommage. Parce que ressentir la douleur du manque vaut mieux que ne jamais le connaître.

Faire le grand sautOù les histoires vivent. Découvrez maintenant