Tout était doux - 1 -

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« Êtes-vous sûr qu'il est parti ? »

La phrase est d'autant plus compliquée à prononcer que je vois la fenêtre, sans rideaux, sans volets, sans lumière. C'est ici que je venais chaque soir pour vérifier qu'il était à son bureau, assis, œuvrant pour son avenir. L'épaisseur de la nuit, la lourdeur du froid, les cristaux de neige, rien n'aurait pu m'entraver. Je venais ici chaque soir. Chaque nuit. Et je le regardais.

Je pense qu'il l'ignorait. S'il l'avait su, il serait venu. Il n'aurait pas résisté. Comment résister après tout. Il vivait seul, là, sans amis, sans famille. Du moins dans cet immeuble. Seul son travail le retenait dans cette ville. Et sans doute moi. Peut-être plus assez. Je ne vois toujours pas la lumière. Je ne le vois toujours pas.

« Êtes-vous sûr qu'il est parti ? »

Les autres jeunes hommes et femmes présents autour de moi me regardent, navrés. Je me répète, encore.

« Il était très discret et...

— Êtes-vous allé au cabinet ?

— Il n'a jamais parlé de vous...

— Ni de personne ».

Je ne les écoutais pas. Ils se parlent entre eux. Moi, je n'avais plus rien à faire. Je n'avais qu'une fenêtre à observer. Il doit être là. Il est le plus âgé des résidents de l'immeuble. Il débute sa vie de juriste. Il ne peut être que là. Qu'à côté de moi. Nulle part ailleurs.

Mon bonnet est tombé par terre quand je n'ai pas vu la fenêtre. Ou plutôt quand je l'ai vue. Mais éteinte. Sans sa lumière. Sans voir ce qu'il dégageait. Sans voir sa maudite lampe d'étude qui gâchait toujours mon champ de vision. Il n'avait aucune idée du malaise que cette lampe créait chez moi.

Il pouvait faire appel à elle quand il le souhaitait. Peu importe l'heure, peu importe son état, il savait qu'elle accomplirait sa flamboyante tâche. Elle est là pour lui, il suffit d'appuyer sur un bouton. Elle n'est pas capable d'anticiper ses besoins, elle. Mais elle est toujours là

Je remets mon bonnet. Je ferme, bouton après bouton, le manteau qui ne me donne plus chaud. Il me protège de la neige, du vent, du temps. Il ne peut plus rien faire quand le froid est là, au milieu, au plus profond. Quand sa lumière n'est plus là, rien ne peut réchauffer mon corps. Il épuise juste ses réserves.

Mes pas font craquer le peu de neige qui se dépose sur le sol. Elle tient, parce qu'il fait froid. Elle tient sous mes chaussures. Rien de plus naturel. Je pourrais faire germer des flocons sur mes doigts si je n'avais pas de gants. Ce pourrait être une bonne idée après tout. Le froid brûle, et la brûlure réchauffe.

Installé au volant de ma voiture, ses voisins sidérés m'observent. Je suis parti sans un mot. Ma tête lâche sur la vitre. Une fois, sans pleurs. Une deuxième, avec violence. Une troisième, sans retenue. Une quatrième, à tel point que tout se brise. La vitre, mon os. Ils s'alarment, ils appellent une ambulance. C'est inutile. J'ai mon bonnet.

Les petites folies de Kerray (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant