Le mur de l'Alhambra - 1 -

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Il n'y a que moi et le monde. Regardez, là, dehors. Observez-le dans toute son horreur et dans toute sa splendeur. Il est aussi effrayant qu'attirant. Je ne saurais dire si je l'aime ou si je le déteste. Si je veux plonger en lui ou si je veux le fuir. Mais comment ? Comment éviter ce qui fait tout ?

Le monde est tout. Partout, il vous poursuit, il vous englobe, il vous absorbe. Je n'arrive pas à sortir du monde. Il faudrait que je sois seul, mais même seul, il se faufile dans les interstices de ma vie. Il trouve les passages secrets, les raccourcis que même moi j'ignorais. Il me fait peur, parfois.

Partout, par tout, par tous ? Les ondes flottent autour de moi, comme des nuages descendus du ciel pour s'abaisser à la terre. Ils nous toisent, de là-haut, ils ironisent sur notre destin. Ils ont raison. Le monde leur appartient, et nous ne sommes qu'un petit bout du leur. Alors, quand ils descendent, ils se moquent.

Regardez tout autour de moi : une fumée étrange s'installe paisiblement comme si j'avais donné mon accord pour qu'elle s'impose. Elle n'a pas le droit d'être là. Elle s'en moque, elle est libre. Contrairement à moi, alors, par miroir ? N'aurais-je pas le droit d'être seul et tranquille ?

La nuée, toujours, est muette. Je parle, je n'arrête jamais, pour donner au monde du sens et de la consistance. Si le monde advient grâce à mes mots, alors il est à moi. Je le maîtrise, je le contrôle. Réfléchissez : si je choisis la manière dont je décris le monde, il ne s'impose plus. Il est à mes ordres.

Jusqu'au moment où il me fait trembler. Il est terrifiant, ce monde. Il fait nuit en plein jour. J'en veux pour preuve que je n'arrive pas à voir à plus de deux mètres devant moi. C'est pour cela que je pense aux nuages, aux fumées, aux brouillards. Je ne vois aucune autre explication rationnelle.

Le problème, c'est que ma main n'y change rien. On ne peut pas dissiper le monde. Quand la fumée nous incommode, il suffit de souffler. Quand les nuages arrivent, il suffit d'attendre. Quand le brouillard s'impose, il suffit que le soleil le perce. Moi, ma main ne sert à rien.

Elle s'agite dans un espace pour lequel elle est si insignifiante que j'entends les dieux rire depuis l'infini. Riraient-ils toujours si ma main se retournait contre moi ? Si j'essayais de regarder en moi, au plus profond, et en les délaissant ? Si j'arrivais à obtenir la solitude tant désirée, la vraie, celle qui nous purifie, que feraient-ils ?

J'ai déjà ma réponse : rien. S'ils existent, ils sont indifférents. S'ils n'existent pas, le sujet est clos. Il ne reste donc, toujours, encore, que l'atroce monde et moi. Pourquoi suis-je si dur avec le monde ? Parce qu'il me survivra. Il avance toujours, tandis que moi je suis coincé ici, appuyé contre le mur de l'Alhambra.

Il ne faiblit pas lui, parce qu'il est la force incarnée. Le temps, l'espace, les mouvements, la Terre, la galaxie, l'univers : tout n'est que force. Violence même. Les atomes en moi sont des forces que je ne maîtrise pas. Ils vivent leur vie pour que j'en ai une. Voilà pourquoi le monde est atroce : parce qu'il ne me laisse aucun choix.

Les petites folies de Kerray (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant