L'ultime insomnie de l'artiste - 3 -

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Et si, au lieu de disserter sur mon état, j'avais le courage d'écrire ? Pour l'instant, je n'écris pas, je raisonne. Quelle prose faible, quelle impuissance. J'étale sur un papier des états d'âme qui, je crois, ne valent pas la peine d'être diffusés. Ce ne sont que des états. Ils ne sont que transitoires.

Ce qui ne passe pas, c'est la présence. Elle est là, ou elle ne l'est pas. Binaire et absconse, voici ce qu'est la présence. Elle s'allume et s'éteint. Il n'y a pas d'entre eux. Pas de semi-présence ou de demi-absence. On ne se contente pas d'un peu de l'autre, d'une partie de soi. Parce que l'autre devient moi quand il est là.

Il est mon monde, mon présent, mon devenir. Il sera mon passé dans une seconde, mais peu importe. Tant qu'il est toujours là. Il n'y a pas d'alternance, d'intermittence dans la présence. Parce que l'absence crée une fissure, une coupure. La physique n'y peut rien, tout est physiologique et mental.

Tout ce qui compte c'est d'être là en l'autre. De continuer à vivre en lui, d'être la lumière persistante qui lui permet de continuer à être là même en mon absence. Binaire mais tenace. C'est le pouvoir de l'autre. Et donc le mien. J'ai le pouvoir de rendre l'autre présent. C'est une chance.

Alors, cette nuit, au milieu de cette insomnie qui, elle aussi, persiste, tu es là. Je rends présents les plus grands compositeurs du monde, je les convoque dans ma chambre, à mes côtés. Je te donne une place là, en face de moi. Je ne sais pas où tu es sur Terre, mais je sais que tu serais heureux de savoir que tu es quand même là.

Quand ma main gauche prend le temps de caresser les touches de mon ordinateur, je sais que j'ai gagné. Cette victoire étrange qui me permet de savoir que, ce soir, oui, j'écrirai. Je n'ai pas d'autres choix, la nuit est là. Elle m'enrobe, elle est un manteau de chaleur étouffant. Je ne peux m'en libérer qu'en invoquant la beauté du monde.

Je ne dirais pas que tu es beau, ce serait un pléonasme. Le monde est toujours magnifique. Il suffit de l'observer avec les bons yeux. Oui, il y a une bonne façon de voir le monde. Je l'ai dit : c'est en la présence de tous. La solitude n'offre qu'une paire d'yeux, et j'ai compris qu'elle était mortifère.

Il serait temps : j'ai bientôt quarante-cinq ans. Il en faut des rencontres, des décisions, des départs, des déceptions, pour arriver à une telle conclusion. Que de chemin parcouru pour le comprendre. Je ne veux plus être seul face à moi-même, face aux autres. C'est une épreuve d'agonie que je ne mérite pas.

Je laisse aux martyrs la témérité, j'avoue ma lâcheté. Dans la solitude, une puissance émerge, c'est vrai. L'espoir de réussir seul à tout dépasser. C'est une plaisanterie d'héros prêt au sacrifice. Je ne crois pas avoir l'envergure pour réussir un tel exploit. Moi qui reste déjà figé dès que la musique pénètre mon âme.

Mes yeux commencent à se fermer. Je dois remercier les voix cristallines qui se sont installées autour de moi, et celui qui les a placées ainsi. Je dois remercier les présents comme les absents. Main dans la main, vous avez réussi à façonner une galaxie qui gravite autour de moi. Peut-être s'agira-t-il de l'ultime insomnie.

Les petites folies de Kerray (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant