Le mur de l'Alhambra - 2 -

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Et les autres « Moi », alors ? Ce sont les pires. Ils sont convaincus que le monde leur appartient. Quelle ironie. Quelle faiblesse. Soyez lucides. Je ne peux pas croire que vous soyez si naïfs pour penser que le monde est à vos pieds. Personne n'est à vos pieds, à part vos semblables qui l'acceptent temporairement.

Jusqu'au moment où ils trouveront la faille, le vide que vous avez laissé. Comme le monde, les autres s'engouffrent à l'intérieur et viennent désordonner un univers intérieur qui n'était déjà pas très clair. Pire que le flou, pire que l'incohérence, ils vous imposent un ordre que vous n'aviez pas choisi. L'enfer.

Pourquoi suis-je si aigri ? Parce que le monde et les autres ne m'ont jamais donné l'occasion de connaître la face heureuse de la planète. Alors j'ai choisi mon parti : celui de l'aigri. J'ai voulu être positif, joyeux, enthousiaste. A chaque fois, le monde se dérobait. La fumée de tout à l'heure en est l'exemple : plus je veux la colorer, plus elle disparaît.

Alors, à force d'être aigri, je me suis retrouvé seul. Enfin quelque chose de logique dans ce monde. Quelle déception. Le monde continue de remplir les trous. Dieu sait s'ils sont nombreux. Entre un cœur qui ne parvient pas toujours à battre quand il le faut et un cerveau qui continue de s'intéresser aux hommes, le monde avait fort à faire.

Même seul, donc, j'ai été soumis à l'implacable vérité du monde : il tourne autour de moi sans que je n'en sois l'étoile. Je ne suis qu'une perturbation d'une onde qui aurait dû aller tout droit. Temporairement, la voici bloquée dans mon dos. Il lui suffit d'attendre que mon esprit se décompose pour trouver un espace et passer.

Les voici, les trous. Ils sont créés pour le monde par le monde. Ils me décalent de ma propre vie. Je ne suis que la marionnette d'un artiste sans visage. Les fils sont visibles, mais nous évitons de les voir. Ce serait tout de même bien dangereux que de savoir comment les couper.

Reste la musique. Quelle chance. Sans elle, je serais resté contre le mur de l'Alhambra pendant une éternité. C'est elle qui me force à me lever, à aller à droite, à gauche, en face. A sentir le parfum des orangers pour déterminer si, oui ou non, il convient pour s'associer aux notes.

J'ai ce privilège, tout de même, de jouir de ma soumission au monde des sens. N'y a-t-il rien de plus libidinal qu'une odeur et qu'une musique. Ensemble, ils constituent mon monde. La seule extase que j'ai connue jusqu'à présent est celle de l'association de mon parfum à une symphonie.

Je mens. Ma jouissance suprême fut lorsque son parfum s'est collé à ma peau. Lorsque, au détour de son cou contre le mien, de cette musique abominablement triste, il a pris possession de moi. Ce jour-là, oui, avant même d'être touché, j'ai joui. J'ai senti pour la première fois de ma vie les atomes de mon corps se soumettre à l'inexplicable.

Je veux toujours jouir ainsi. Alors, quand je suis seul, je bois, j'hume des parfums, je collectionne les amants musicaux. Je ne suis fidèle à personne, je suis volage. Je suis loyal : j'aime pour toujours ou je n'aime pas. Mais je ne reste pas. Les compositeurs ne m'en veulent pas : ils n'en savent rien et s'en foutent.

J'ai besoin de notes dans ma vie. Celles de parfum et celles de musique. C'est un cocktail facile à obtenir. Offrez-le moi à boire et je ne demande qu'à connaître le plus beau des comas éthyliques. De toutes façons, je suis appuyé contre le mur de l'Alhambra, je ne risque rien. Alors, n'hésitez plus.


Les petites folies de Kerray (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant