Chapitre 16 - partie 2/3

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Les paroles d'Emin du soir précédent tournent en boucle dans ma tête. Il m'avait confié que pour le moment, mes compétences n'arrivent qu'au niveau de celles des plus éminentes Grandes Puissances mais que je n'ai pas à m'en faire. Un jour, un déclic viendra et là, une explosion de puissance déferlera en moi, révélant mon véritable potentiel.

D'ici là, je vais devoir être patiente. Mon pouvoir est endormi et il lui faudra du temps pour se dévoiler. L'impression de stagner sera longue et difficile mais abandonner à ce stade signifierait abandonner tout espoir de devenir un jour un Ange digne de ce nom.

Pour le moment, ma plus grande peur, celle qui obstrue toutes mes pensées, c'est d'être un jour emportée par une colère aussi puissante que celle ressentie par les Anges pendant la Révolte. Une colère telle que je pourrais tuer les personnes qui me sont le plus cher.

Mon regard se pose instinctivement sur ma grand-mère. En pensant à elle et à toutes les personnes qui sont entrées dans ma vie ces dernières semaines, un mot résonne dans ma tête : Non. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter cela.

Comme un gage de leur soutien, je sens deux esprits se joindre au mien. Le premier, familier, doux et réconfortant, comme une partie de moi qui était restée détachée trop longtemps du reste de mon âme. Qui y a fait une entrée fracassante tout en s'y logeant parfaitement, naturellement.

Estheban.

Le second, inattendu mais tout autant à sa place, triste et rassurant à la fois, comme un ajout logique à la combinaison que forment déjà deux esprits accordés.

Emin.

*** Emin ***

Depuis ma naissance, de part mon statut d'esclave, jamais je n'ai pu laisser libre court à mes émotions. La première et unique fois où cela m'a été possible, elles étaient si puissantes, refoulées pendant plus d'un millénaire, que mon Protecteur en est mort. J'ai tué la personne à laquelle je tenais le plus. L'autre est morte dans mes bras, de la même façon.

Depuis, j'ai voulu tout oublier, me couper de mes souvenirs et de mon passé. Grâce à Ithémon, cela m'a été possible.

Presque possible.

Il y a certaines choses que l'on oublie jamais vraiment, des choses qui, malgré tous nos efforts, restent marquées au fer rouge dans notre mémoire. À sa mort, lorsqu'il n'a plus été là pour m'aider, j'ai dû lutter seul.

J'ai vaincu mon passé une seconde fois et l'ai oublié, enfermé au plus profond de mon cœur. Je me suis en même temps coupé de toutes mes émotions. Je vivais jusqu'à maintenant sans rien ressentir, sans même avoir conscience des forces du monde pourtant si fortes, si incontestablement présentes.

Alors qu'un Ange, un être extrêmement sensible, ressent toutes les forces qui s'opposent et se complètent dans le monde, ses joies et ses douleurs, je n'ai perçu que très faiblement ce qui est appelé la première Guerre Mondiale. Ce faible ressenti m'a rappelé la douleur que j'essayais tant bien que mal d'oublier et je me suis encore plus isolé. Du monde et de moi-même.

C'est donc imperceptiblement que j'ai éprouvé la douleur de votre seconde Guerre Mondiale. Jusqu'à aujourd'hui, je ne percevais ni les centaines d'êtres humains qui visitent chaque jour le parc de Zhangjiajie, ni les animaux pourtant à quelques mètres de moi ou encore la forêt foisonnante de vie entourant ma maison.

Je vivais reclus, coupé du monde depuis mille longues années. Je ne réussissais même pas à me laisser dépérir et n'écoutais pas non plus mes propres désirs, puisque je n'en avais pas.

Tout cela aurait inéluctablement continué si deux jours plus tôt, personne n'avait franchi ma porte à la recherche de l'Ange Rescapé.

Je n'ai d'abord pas cru à ce que mon instinct me disait. Près d'un demi millénaire sans croiser la route d'un autre magique et voilà qu'un Ange arrive chez moi. Puis j'ai été forcé d'admettre que j'avais bien sous les yeux un membre de mon espèce.

Quarante huit heures qu'Elle est arrivée et j'ai déjà dû faire face à mes pires démons.

La mort d'Ithémon, ravivant des souvenirs bien vite refoulés.

Puis de nouveaux souvenirs refaisant surface, en séparant les bons des mauvais pour tenter de ne garder que les premiers, ceux des moments joyeux avec mes Protecteurs.

Et enfin, mon plus gros démon.

Les regrets, le passé, notre Révolte.

Refouler ces émotions m'a empêché de faire mon deuil.

Peur, regrets et honte.

Lâcheté ? Peut-être.

Mais aujourd'hui je sens qu'il ne me reste pas plus d'une poignée de centaines d'années à vivre et repousser cette épreuve plus longtemps ne m'est plus possible.

Pour Gwen et pour moi.

Le moment de s'ouvrir au monde et de réapprendre à le comprendre est venu.

***

— Assieds-toi à côté de moi, Gwen. Il te faut apprendre à sentir comment le monde fonctionne, ses enjeux, ses forces, et la vie qui l'habite. Pour cela, tu vas fermer les yeux et écouter ce que je te dis.

La journée d'hier m'a certes épuisé mentalement et émotionnellement, mais je me dois d'aider cette enfant autant que je le peux.

— Emin ?

— Oui, ma chère petite ?

C'est un surnom qu'il me plaît de lui donner : le surnom que l'Ange qui m'a formé en secret me donnait.

— Ça va aller pour toi ?

— Bien sûr, pourquoi ça n'irait pas ? je réponds avec un sourire.

— Tu n'as pas besoin de me mentir, Emin. Pas à moi. N'oublie pas que même si je n'ai que dix-sept ans, je peux déjà ressentir tes émotions très clairement. Je sais que tu t'es fermé au monde et je devine combien ça va être compliqué pour toi de t'y ouvrir à nouveau. Je suis assez mature pour comprendre ce que tu ressens. Je sais aussi que tu appréhendes ce moment depuis qu'on a commencé mon entraînement.

— Tu... Ton analyse est très bonne, je réponds avec un petit rire gêné. Je serai en revanche un mauvais professeur si je me laissais dépasser par mes émotions alors que je suis en pleine leçon avec toi. Surtout une leçon aussi importante.

— Dans ce cas, tu ne penses pas qu'il serait mieux d'attendre que tu aies renoué avec ce côté là de notre nature pour m'aider à la développer ?

— ... Très bien, je vais voir avec Aliana combien de temps vous pouvez encore rester et voir ce que nous travaillerons aujourd'hui. Pendant ce temps, essayes de contacter Estheban. Je sais combien il a besoin d'avoir de tes nouvelles.

Alors que Gwen s'éloigne vers le tapis de mousse qu'elle rejoint chaque fois qu'elle doit réfléchir ou qu'elle a besoin de tranquillité, une vague de gratitude m'emplit le cœur.

— Merci, je chuchote dans un souffle imperceptible avant de me retourner et d'entrer retrouver Aliana.

Le Dernier AngeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant