Si, depuis que tout a commencé, je devais choisir un moment qui m'a le plus marqué positivement, un moment pendant lequel j'étais parfaitement et pleinement heureuse, je donnerai sans hésiter celui-là. Ce moment où nos trois silhouettes se découpent dans le ciel, bien au-dessus des vagues. Le sentiment de liberté que m'apportent mes ailes et celui de plénitude que me procure la présence de mes deux Protecteurs qui me font oublier, dans ces moments-là, tous mes soucis. Si le bonheur existe vraiment, je parle là d'un bonheur durable, entier et absolu, il devrait, pour moi, se trouver dans ces instants. Dans les rires, l'insouciance et la confiance.
Alors que nous volons au-dessus de la mer, près de la falaise, Emin s'arrête et se tourne vers Estheban et moi.
— Sais-tu pourquoi tu n'as pas pu te contrôler dans la Perception ?
— Parce que j'étais trop faible ? Ou que c'était trop tôt ?
— Les deux à la fois. Tu n'étais pas encore habituée à posséder une si grande quantité de puissance alors tu t'es laissée enivrer.
— Et maintenant ? Il se passerait quoi si elle y retournait ?
— Puisqu'elle a développé ses ailes, tout devrait bien se passer. Tu veux réessayer ?
— Pourquoi pas. Mais, juste ici ?
— Tu penses que tes ailes arrêteraient de te porter ? Reste en vol stationnaire et fais leur confiance. Tu te souviens comment faire ? Alors vas-y.
Comme quelques semaines auparavant, je ferme les yeux. De la même manière qu'en Chine, j'étends mes sens pour sentir l'univers autour de moi. Sans qu'aucun voile ne brouille ma vision, je vois les formes chatoyantes de tout ce qui se trouve aux alentours se dessiner. La falaise, les insectes qui s'y baladent, les poissons en dessous de moi, Emin et Estheban ; tout n'est que nuances infinies d'or.
Même sans avoir à les regarder, je perçois la présence d'absolument chaque vie dans un rayon de plusieurs centaines de mètres. Au fur et à mesure que tout se dessine, je ressens cette puissance monter en moi. Mais à la différence de la dernière fois, je ne suis pas submergée par celle-ci. Le « trop » dans lequel je m'étais noyée est aujourd'hui remplacé par le simple sentiment de bien-être et de complétude. D'équilibre.
— Tu te sens bien.
Ce n'était pas une question. La voix grave d'Estheban n'est pas étouffée comme l'était celle d'Emin la dernière fois. Aujourd'hui, c'est véritablement seulement ma vision et ma perception des choses qui ont été modifiées. Aucun autre sens n'est altéré et je peux toujours bouger. Mes ailes battent à un rythme régulier dans mon dos et je me tourne vers lui. Evidemment qu'il sait comment je me sens. Notre lien le lui fait forcément ressentir et cela s'entend dans sa voix.
— Qu'est-ce que je devrais faire, maintenant ?
— Quelle est la première chose qui te vient à l'esprit en parlant de cet endroit ?
— La falaise.
— Alors, décroche-moi un bout de falaise et fais le léviter jusqu'à nous.
— Pardon ?
— Et pas un tout petit bout ridicule. Quelque chose d'aussi gros que le promontoire qui dépasse là-bas.
— Sérieusement, Emin ? Comment est-ce que je suis censée faire ça ?
— Fais appel à ton pouvoir. C'est tout.
— Comment ça « c'est tout » ?
— Gwen, tu as déjà ce pouvoir en toi. Il te suffit de t'en servir. Nous ne partirons pas avant de te voir faire cela. À toi de voir si tu veux passer la nuit ici.
— Attends une minute, je vais me mettre dessus. J'ai rarement eu l'occasion d'aller dans un parc d'attractions !
— Esth... Vous n'êtes pas croyables tous les deux. C'est bon, tu es prêt ?! Je ne serai pas responsable si tu te blesses ou si je te fais tomber, hein ! Je ne veux pas payer d'assurance. Allez, on y va.
La meilleure méthode pour détacher un bloc de six mètres cubes de calcaire, soit environ vingt-cinq tonnes, me semble être de modifier directement la roche de la falaise. À cette distance, pour la première fois et avec la présence d'Estheban me mettant la pression, ce sera un véritable exploit si seule la falaise finit en plusieurs morceaux.
La Perception réduit heureusement les effets du stress et j'arrive à me concentrer sur mon travail d'orfèvre. Je sens, au fur et à mesure, la roche se séparer en deux parties distinctes. Cette sensation parvient même à la pulpe de mes doigts, qui bougent lentement comme s'ils modelaient eux même la falaise à une centaine de mètres de moi.
Progressivement, le cube se détache et pèse de plus en plus lourd sur le filet invisible que j'ai posé pour le soutenir. Arrive alors le moment où les vingt-cinq tonnes ne sont plus soutenues que par ma télékinésie. Le pouvoir que mes ailes et la Perception m'offrent sont d'une grande aide. Les derniers morceaux de roche se séparent soudainement, me tirant de mes pensées. Par surprise, je relâche ma concentration un instant, laissant retomber le bloc de quelques mètres, mettant mon Protecteur à genoux.
— Gwenaëlle ! Quand je t'ai dit que je pouvais mourir pour toi, je ne pensais pas à cette façon-là ! Fais en sorte que ma mort nous serve à quelque chose !
— Désolée ! J'ai pas fait exprès !
Avec deux fois plus de prudence, je fais léviter notre île flottante jusqu'à Emin, tout sourire, observant la scène à côté de moi. Une fois arrivée en dessous de nous, je la fais remonter et le sol vient à nous pour que nous puissions poser nos pieds sans effort.
— C'est incroyable à quel point ça ne demande que très peu d'effort.
— Ne quitte pas la Perception ou tu auras une mauvaise surprise, et nous aussi.
— Bien joué, Gwen ! Qu'est-ce qui s'est passé tout à l'heure ?
— J'étais perdue dans mes pensées et j'ai été surprise quand il a fini de se détacher.
— Tu fournis si peu d'effort que ça ?
— J'ai l'impression de dépenser autant d'énergie que quand je soulève une bûche de bois, comme à l'entraînement. J'ai mis combien de temps ?
— Je dirais un bon quart d'heure. C'est bien pour une première fois. Tu veux essayer autre chose, en même temps que tu maintiens ça en lévitation ?
— Ça dépend quoi.
— Estheban, reste sur l'île. Gwen, aussi. N'intervenez pas pour le moment.
Emin, avec le goût du risque, se laisse tomber sans ses ailes du haut de notre rocher suspendu et les rouvre juste avant d'atteindre l'eau glaciale.
— Tu ne dois pas me retenir par la magie. Ce n'est pas sur moi que tu dois agir, d'accord ? demande-t-il en levant la tête vers moi.
— D'accord.
— Estheban ?
— Hmm ?
— Qu'est-ce qui m'attendrait si par le plus grand des hasard, mes ailes se rétractaient et que je tombais dans cette eau glacée ?
Devinant où Emin veut en venir, un sourire malicieux se dessine sur les lèvres d'Estheban, qui répond d'un ton espiègle.
— L'hypothermie ?
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Le Dernier Ange
FantastikFût un temps de guerres et de massacres qui mirent les mondes à feu et à sang. Fût un être absolu qui ramena la paix et la stabilité entre lesdits mondes. Furent ces mondes qui, à sa mort, se déchirèrent à nouveau, entrant dans une ère de Révolte...